Marie Preston, ses recherches autour du Pain commun

Marie Preston - Pain commun - femmes bretzel, (c) Marie Preston

Le jour où je rencontre le Pain commun, au 110, centre socioculturel autogéré à Saint Denis, l’atelier prévu est retardé par une intervention dans le quartier.

Qu’à cela ne tienne, en attendant que ça passe, j’en apprends un peu plus sur le programme de la journée : on va fabriquer des femmes bretzels en lisant des textes écoféministes.

Étude de la recette, préparation de la table à pétrir et des textes à lire à haute voix – en même temps – puis confection de formes tressées variées, et enfin cuisson et dégustation : j’ignore encore que la séance sera d’une richesse étourdissante, le résultat délicieux et produit en quantité. Et ce n’est pourtant que l’une des manifestations du Pain commun.

 

Cet article a été publié initialement dans la revue Lechassis.fr en juillet 2020.

Marie Preston développe depuis plusieurs années des expériences artistiques en collaboration avec des personnes a priori non artistes.

Ses projets, qui se déroulent sur des temps longs, s’appuient sur des pratiques ou des techniques précises, et prennent la forme de recherches et d’échanges réciproques entre participant.e.s.

Pain commun, un projet au long court

En 2018, alors en résidence au centre d’art Synesthésie – MMaintenant, à Saint-Denis, c’est autour de la fabrique du pain que Marie Preston initie le Pain Commun.

Ce projet d’expérimentation, démarré par un atelier de boulange, s’étendra des recettes et modes de cuisson jusqu’aux enjeux économiques, sociaux et culturels de la production du pain.

Il s’agira de chercher, sur le territoire de Saint Denis et alentour, comment « agir ces pensées-gestes de la boulange qui favorisent toutes les formes de bio-diversité, environnementale, culturelle, sociale, subjective, animale[1] ».

Un projet en commun

Attirées par l’idée de faire du pain à plusieurs, ou par le contexte artistique de cette proposition, neuf personnes[2] se sont associées à l’artiste et mènent l’expérience depuis bientôt deux ans. L’une d’elle m’écrit ainsi son cheminement :

J’avais avant tout envie de découvrir comment faire du pain (mission accomplie). Puis, découvrir d’autres aspects autour du pain a été tout aussi attrayant et enrichissant : visite de ferme, [rencontre] de boulangers, d’associations exploitants des fours à pain, [découverte] de pains anciens au Mucem, jusqu’au projet d’aboutissement Le Four Commun, validé au budget participatif de la ville de Saint-Denis.

 

Une participante du projet

Une chaîne d'interactions

Gestes, variétés de blé, recettes, fours, techniques de cuisson et formes de brioches ont donc emmené le groupe dans des découvertes historiques diverses.

Elles me parlent par exemple d’une rencontre avec des boulangers-paysans, qui leur ont fait découvrir d’anciennes variétés de blé, « oubliées » par l’agriculture standardisée mais remises sur le marché par ces militants.

C’est avec enthousiasme que le groupe partage avec moi une recette spéciale, aussi historique que pragmatique : le pain de la Commune de Paris, un pain de siège, qui était constitué de tous les restes disponibles.

L’une des participantes témoigne, aussi, de son changement de perception sur l’art et le pain :

J’avais un intérêt pour le travail simple, authentique, et je vois qu’un pan du musée [du Mucem] est consacré au pain !

 

Une participante du projet

Une autre membre du groupe souligne le caractère pluriel de l’objet de recherche, à la fois artistique et quotidien, en observant la résonance qu’elle-même, à son tour, lui donne dans son entourage :

Quand je dis que je fais partie d’un groupe de recherche sur le pain avec une artiste, ça ancre notre rapport à l’art comme très curieux pour les gens, ça pose question, ça interpelle. C’est un sujet infini le pain.

 

Une participante du projet

Marie Preston Pain commun

Une pratique contextuelle

Marie Preston, les membres du groupe et les partenaires du Pain Commun partagent une certaine attention au territoire ultralocal, au-delà du partenariat institutionnel.

L’une des participantes, qui était en poste au sein de Synesthésie – MMaintenant au début de la résidence de Marie Preston, travaillait justement à la « mise en lien du projet avec des personnes du territoire » pour « éviter l’effet parachutage ».

Dans le contexte d’une résidence en centre d’art contemporain en France, il est nécessaire d’insister sur ce tissage avec les personnes – et les conditions matérielles – qui rend le travail de Marie Preston proprement contextuel.

Ma pratique englobe l’idée de réfléchir ensemble, explique-t-elle. La question de l’organisation fait partie du travail artistique, elle n’a aucun sens à être déléguée[3]. J’ai envie que tout le monde ait conscience des conditions administratives, organisationnelles, économiques de l’art, car elles ont un impact sur l’art en lui-même. Cette question d’organisation, pour le Pain Commun, est d’autant plus importante lorsqu’on n’a plus d’institution de référence.[4]

 

Marie Preston

Un dialogue avec les institutions

Cette question se pose aussi, différemment, lorsqu’il y a soutien institutionnel.

Au moment de rédiger cet article, le Pain Commun connaît un développement particulier, avec le lancement de la construction d’un four collectif et pérenne à Saint Denis, le Four Commun, financée par la Ville dans le cadre de son budget citoyen.

Avant cela, le groupe a fait campagne pour faire valider ce projet par un vote populaire.

Une pluralité de tâches a été mise en œuvre, ce qui modifie les dynamiques du groupe au risque de les déséquilibrer, ainsi que l’explique une participante :

L’enjeu principal désormais est de conserver l’adhésion de toutes pour faire aboutir le projet, adhésion beaucoup moins évidente lorsque les activités ne sont plus « ludiques » et qu’elles impliquent des tâches administratives (autorisation d’occupation de l’espace public, bilan comptable, mesures de sécurité, assurance responsabilité civile, contacts rapprochés avec le référent de quartier, etc.).

Une participante du projet

Constitutive du projet depuis le début, l’organisation humaine et matérielle donne sa forme et son rythme au Pain Commun.

Ma pratique s’ajuste au contexte, explique Marie Preston. Je fais des projets qui acceptent la patience, qui ont un rythme différent de celui que j’aurais en étant seule. Mais sans cet étalement dans le temps, il n’y aurait pas ces formes.

 

Marie Preston

Marie Preston - Pain commun, photo Salim Santa Lucia

Un temps nécessaire

Dans le projet, le temps long est primordial pour l’artiste, aussi bien pour l’expérience vécue avec les personnes que pour les partenaires institutionnels :

Comment vivre une expérience commune en essayant d’aller au-delà de la surface ? (…) Tout ce que j’ai en tête sur ces questions-là, les gens qui arrivent à l’atelier n’en ont aucune idée, l’échange se fait progressivement, sur plusieurs séances. Le facteur temps doit être pris au sérieux, c’est très important.

 

Marie Preston

Au fil du temps donc, le Pain Commun se déroule, tandis que des partenariats institutionnels ont été tissés.

Si le soutien de structures artistiques est bienvenu, il peut apparaître perturbant dans le rythme qu’il donne au projet, comme l’explique une participante :

L’organisation hors Synesthésie, c’est sans argent donc c’est compliqué. Ça change les enjeux, quand tu sors de l’institution. [Au moment de cet entretien], la Ferme du Buisson vient d’inviter Marie [Preston], ça donne de nouveaux enjeux.

 

Une participante du projet

La mise en exposition d'un travail commun

L’invitation de l’artiste par le centre d’art la Ferme du Buisson, à Marne-la-Vallée, concerne une résidence et une exposition, et portera entre autres sur le Pain Commun.

En amenant à réfléchir sur une possible présentation publique du projet, cette invitation implique aussi de repenser, pour l’ensemble du groupe, l’articulation entre pratiques « artistiques » (disons créatives) et « non artistiques » (plus administratives).

Certaines participantes s’interrogent sur leur engagement face à l’équilibre, très variable, entre ces deux types d’activités. Le risque est présent en effet, de développer le projet à un degré de complexité insoutenable en l’état actuel des énergies.

De fait, le groupe apprécie découvrir d’autres manières de produire et de consommer, expérimenter de nouvelles méthodes de partage des connaissances, passer du temps ensemble et apprendre à se connaître, rencontrer les acteurs d’une économie à échelle humaine, mais aussi réfléchir aux modalités pratiques d’utilisation d’un four collectif urbain, et s’insérer dans la logique des politiques publiques de la ville de Saint-Denis.

Ces actions gardent un sens tant qu’elles sont menées, et c’est bien l’objet de toute la pratique de Marie Preston, vraiment « en commun », avec du temps et de l’attention.

Un temps que ne permettent pas toujours les contraintes liées au soutien des institutions.

 

Quels qu’en soient les développements à venir, les personnes qui font le Pain commun sont conscientes de la nécessité de « travailler » sur les cadres du projet en poursuivant la discussion, pour prolonger les moments de partage et d’expériences humaines autour du pain.

Pain commun en quelques mots

  • Initié par Marie Preston
  • Premiers rendez-vous publics en février 2018
  • Co-financé à ce jour par la DRAC, Synesthésie – MMaintenant (2018) et depuis octobre 2019 la Ville de Saint Denis et la Ferme du Buisson
  • 8 participantes : Marie Preston, Samia Achoui, Aranka Cadene, Carole Fritsch, Line Gigot, Martine Guitton, Loyce Kragba, Sophia Malou, Sabrine Maloui Mebarki, et depuis mai 2019 Graziella Semerciyan
  • 2 voyages organisés : Marseille et en Auvergne
  • a donné lieu au projet de construction d’un four Commun, pérenne, à Saint Denis, validé par un vote populaire lors du budget citoyen de la ville en 2019
  • 15 professionnels rencontrés à la date de rédaction (associations, artistes, boulangers, paysans, centres sociaux-culturels…)
  • les rendez-vous se sont déroulés dans 8 lieux différents à la date de rédaction (oct 19)
  • Marie Preston est en résidence à la Ferme du Buisson du 7/10 au 20/12/2019 et présente une exposition personnelle du 1/12/2019 au 1/03/2020.

Notes

[1] Marie Preston, présentation du Pain Commun sur son site [15/10/2018]
[2] Toutes sont des femmes, basées en Île-de-France, qui travaillent ou sont en formation. Certaines travaillent ou ont travaillé dans la culture. Quelques unes connaissaient le travail de Marie Preston avant le projet.
[3] Marie Preston a détaillé cela dans l’article « Héritages et modalités des pratiques de co-création », dans Co-création, dirigé par Marie Preston et Céline Poulin, CAC Brétigny et éditions Empire, 2018.
[4] Sauf mention contraire, les citations de Marie Preston sont issues d’un entretien réalisé le 28.08.19.

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