Contourner la mise en concurrence
Sortir de l’hyper-compétition, partie 2
Alors que le monde galope au rythme d’une compétition toujours plus dévorante, quelques exceptions se détachent dans des contextes où, pourtant, la règle compétitive semblait la plus affûtée : les jeux, l’art, et même la course aux subventions.
Comment ça se passe, quand on détourne la mise en concurrence ? À quoi on s’intéresse, quand le but n’est plus d’être plus fort·e que les autres ? Qu’est-ce que ça fait sur nos structures de pensées ?
En cette année olympique, difficile de ne pas évoquer le paradoxe fondamental du sport dans sa forme la plus répandue : derrière les victoires et les médailles, une multitude de défaites sont nécessaires. Dans le monde de l’art aussi, on voit quelques “gagnant·es” pour de très très (TRÈS) nombreux·ses “perdant·es”.
Ce n’est pas propre à l’art et au sport. Dans la vie en général, la concurrence est de mise, c’est même elle qui dirige officiellement le monde, et ça fait chier.
Est-ce qu’on pourrait faire sans ? Comment se passer de ces mises en concurrence ? Comment, au passage, arrêter d’éjecter des candidat·es en route ? Quels sont les cas où une autre structure de pensée est en place ? Comment faire pour qu’un esprit non-compétitif irrigue la vie en général ? Telles sont les questions que j’explore dans plusieurs articles.
Dans un premier post, j’ai parlé de quelques situations où la mise en concurrence est la règle : le sport, l’art, les marchés publics, etc. Puis on a vu ce que ça crée : non seulement ça éjecte une grande quantité de personnes du système, mais en plus ça isole les personnes entre elles — y compris les “gagnant·es” — car ça les rend toutes rivales les unes des autres.
Il y a pire : comme pour rejouer le principe de la compétition au-delà des dispositifs de sélection à proprement parler, la société se structure autour de figures qui “sortent du lot”. Avec le star system, et son corollaire négatif le bouc émissaire (sorte de “monster system”), il semble impossible d’échapper à des mécanismes qui définissent, sélectionnent puis excluent la divergence.
Dans ce deuxième article, on va visiter des situations où, justement, on échappe à la mise en concurrence alors que cette dernière semblait pourtant inévitable.
Cet article lance des pistes, ouvre des discussions, explore à la lumière de mes lectures et discussions avec des acteur·rices de l’art. J’ai envie de poursuivre la discussion avec toi, avec vous! Qu’en penses-tu ? qu’en pensez-vous ?
I. Les jeux coopératifs
A. Le Cluedo junior
J’ai grandi avec une culture du jeu de société dans sa version classique : des adversaires ou des équipes adversaires, un objectif, un·e seul·e gagnant·e et toustes les autres perdant·es.
La première fois que j’ai entendu parler de jeux coopératifs, c’était (ya très longtemps) dans une ludothèque où j’allais avec des enfants de 3 à 5 ans. Il était d’ailleurs assez compliqué pour les petit·es d’intégrer qu’aucun·e d’entre elleux n’allait gagner, et qu’il fallait battre non pas ses copaines mais le gros poisson du jeu, incarné par aucun·e joueur·se.
Dès 3 ans, iels avaient bien intégré l’intérêt à être plus fort·e que tout le monde, à faire les plus gros trucs, à aller plus vite, etc.
Plus récemment, quand j’ai voulu offrir un jeu à des enfants de mon entourage, j’ai trouvé un Cluedo junior. J’adorais l’idée de faire une enquête à l’âge de 4 ans, mais un truc m’a heurté de ouf dans le gaming du Cluedo junior (je l’ai offert tout de même).
Le jeu dit “grandir avec toi” (toi pour les enfants, t’as compris) car 2 niveaux de jeux sont possibles, avec un âge préconisé à chaque fois :
— À l’âge de 4 ans, tu peux jouer la version coopérative du Cluedo : tout le monde rassemble et partage les indices au fur et à mesure, pour trouver qui a volé un truc dans la salle de chimie (je crois — pas sûre dans le détail, mais le scénario est vraiment fondé sur l’existence d’une salle de chimie pour un jeu accessible à des enfants de maternelle, hahahahaha).
— À partir de 5 ans, tu es encouragé·e à jouer la version compétitive du jeu, chacun·e pour sa gueule et pis c’est tout.
Bien sûr, tout le monde est libre de jouer la version coopérative à tout âge, mais quand même… Que nous dit le jeu ? Que coopérer, c’est pour les petit·es ? Que la compétition c’est la manière de jouer des grand·es ? Qu’il faut plus de maturité pour battre les autres que pour coopérer ? How claqué is that !?
Dans les faits, c’est plutôt le contraire, si on repense aux très jeunes joueur·ses face au gros poisson. Il avait fallu préciser, répéter, rappeler, redire et réinsister auprès des joueur·ses pour que la partie se déroule selon les règles coopératives.
B. Adapter des jeux pour un·e “mauvais·e” joueur·se
Autre truc.
Deux personnes (qui ne se connaissent pas) à qui je parlais de la logique faiblarde du Cluedo m’ont raconté que dans leurs familles respectives, pour satisfaire le ou les enfants et éviter ses colères en cas de défaite, tous les jeux étaient systématiquement transformés en jeux coopératifs. Cela revenait souvent à ne pas compter les points, ou à faire une seule équipe.
Première conclusion : la compétition serait mauvaise pour le vivre-ensemble… sans blague ?!
Deuxième conclusion, soufflée par le développement personnel et la parentalité positive : mais de cette manière, comment apprendre à nos enfants à perdre ?
Très bonne question, qui vaut pour un contexte ultra compétitif. Il faut “savoir perdre” dans sa vie d’enfant comme il faut savoir “apprendre de ses échecs” dans sa vie d’adulte, ok.
Mais si on contourne la compétition, si on arrête de risquer notre exclusion du groupe à chaque coin de rue, si on arrête de faire les pires trucs pour se maintenir en prems comme si notre vie en dépendait, on a enfin l’espace mental de s’intéresser à autre chose qu’à notre survie et là, enfin, on peut découvrir des trucs franchement cool.
Dans ce cas, la défaite n’est plus un sujet, un ennemi a combattre, une situation à éviter à tout prix. Elle devient une situation comme une autre, plus besoin d’“apprendre” à la gérer !
Parlons des besoins justement avec la pyramide dite de Maslow (voir les références citées en fin de texte, note 1) :
Aucun des besoins présentés n’implique d’être “plus fort·e que les autres”, encore moins d’être seul·e contre les autres. Au contraire, on a besoin de :
- sécurité : cela implique de ne pas risquer d’être exclu·e à la moindre faute
- d’appartenance : trouver et fréquenter ses pairs, donc éviter de vouloir les écraser
- d’estime : pas besoin de dépasser les autres pour être estimé·e pour ce qu’on est ou ce qu’on fait
- et d’accomplissement de soi : sentiment qui n’implique là encore pas de comparaison avec les autres.
La forme pyramidale permet de visualiser comment les besoins sont interdépendants et non interchangeables : si ceux de la base ne sont pas comblés, difficile de viser ceux du sommet de la pyramide. Note que cette partie des recherches de Maslow n’a jamais été prouvée scientifiquement. D’ailleurs elle est contredite par l’action des associations auprès des personnes en grande précarité, qui proposent des sorties ciné ou des jeux “même si” les besoins physiologiques premiers des personnes accompagnées ne sont pas comblés.
Cela dit, il est clair qu’en comblant un besoin, on libère de l’énergie pour se concentrer sur les autres. En abolissant la concurrence, qui nuit au besoin de sécurité, on peut reporter notre énergie sur la rencontre avec les autres, l’action de faire communauté, etc.
C. Adapter un scénario dissonant : le Chakra
Toujours parlant de jeux, j’ai découvert Chakra. Le concepteur du jeu est un mec blanc, le jeu est édité en France, la consultante ayurvédique qui a aidé à la conception vit à Annecy, bref on baigne en pleine appropriation culturelle. Mais ce n’est pas le sujet (quoique).
Le but du jeu, l’objectif des joueur·ses est la quête d’harmonie. Tu pioches quasi au pif des pierres énergétiques, tu médites pour recharger les batteries, tu déplaces tes énergies de chakra en chakra selon un rythme contraint, tu bloques des [je sais plus quoi] pour accélérer le rythme, et la·e premièr·e joueur·se qui harmonise X chakra sur Y a gagné.
Niveau jouage, c’est donc stratégique et assez prenant. J’ai été prise dans le truc à ma deuxième partie.
Du coup, je me suis retrouvée à dire des phrases comme “MOHAHAHA comment je vous nique toustes avec mes 4 chakras complets!”.
Et en parcourant des reviews de ce jeu, j’ai aussi rencontré cette phrase lunaire :
La possibilité de pouvoir bloquer vos adversaires, en prenant 3 Énergies d’un courant du Maya, rajoute un petit brin d’interaction.
Tu voix le souci ?
Que penseraient les maîtres·ses yogis du 6e siècle de ce déferlement de rivalité, prenant pour prétexte une philosophie de vie fondée sur l’harmonie entre les êtres vivants ?
Question dissonance fond-forme, on est au 7e ciel de l’absurde non ?
Et la dissonance fond-forme, moi ça me frustre. Me voilà donc échafaudant une règle du jeu qui transformerait le Chakra, jeu individualiste et caricatural, en un jeu coopératif où on dirait qu’on essaierait collectivement d’atteindre l’harmonie, une harmonie collective.
Et puis, pendant que j’y suis, me voilà à chercher s’il n’y aurait pas d’autres jeux compétitifs à transformer en jeux coopératifs.
D. Transformer un jeu : le Scritch
Le Scritch est un jeu de dessin que j’ai découvert sur un marché de créateur·rices il y a deux ans. Créé par les artistes Louis Clais et Marie Glaize, et dessiné par Quentin Chastagnaret, il consiste en une série de défis dessinés, selon des thématiques et des contraintes plus ou moins foutraques. Sans entrer dans le détail (je pourrais en parler pendant des heures), l’intérêt de ce jeu est pluriel :
- toustes les joueur·ses dessinent à toutes les manches
- pas besoin de “savoir” dessiner pour gagner (c’est d’ailleurs la devise du jeu), ni même pour jouer tout simplement
- le ou la premièr·e joueur·se n’a finalement aucun avantage sur les autres
- l’attribution et le comptage des points y sont aléatoires et tellement absurdes, que les scores deviennent secondaires pour avoir du fun dans le jeu, y compris avec des joueur·ses ultra compétitif·ves.
Bref, c’est un jeu de compétition mais qui a un bon potentiel de coopération. Avec l’aide de quelques joueur·ses, on a transformé la règle de “un·e joueur·se un dessin” en dessin collectif, avec donc une seule équipe et hop, le jeu est devenu collaboratif.
Sur le papier, c’était tout aussi fun, puisque le fun était ailleurs que dans un nombre de points à comparer absolument avec les autres. Il fallait se passer le dessin à un rythme défini ensemble, pour en faire un dessin multiple.
En pratique, cela a mis en difficultés certain·es joueur·ses, avec ce défi supplémentaire de comprendre et poursuivre un dessin griffonné par un·e autre. Autant dire que je cherche encore comment rendre ce jeu coopératif et inclusif! Si tu as des idées, je prends.
E. En bref sur les jeux coopératifs
Il ne s’agit pas de jeter les jeux compétitifs avec l’eau du bain. Comme me le disait un ludologue de mon entourage, les jeux compétitifs et la compétition en général ont un intérêt. Ils permettent de transférer sur quelque chose de “gratuit” l’agressivité et la rivalité qu’il peut y avoir entre deux groupes.
[LOL parce que “gratuit”, en cette année olympique, c’est difficile à avaler. Bon je voulais dire apolit… Bref les sports de compétition sont un peu des jeux de guerre où on ne cherche pas à tuer — ça ne veut pas dire qu’il n’y a aucun mort, mais ce n’est pas le sujet]
En fait je n’ai pas vraiment de conclusion. Juste, ça fait du bien de pouvoir s’amuser sans se comparer, sans se retrouver dernier·e ni être fièr·e d’un nombre de points totalement arbitraire.
II. Les prix en art: pistes concrètes en France
Le premier article de cette série évoquait la prédominance des prix, concours et autres formes plus ou moins explicites de compétition dans l’art. En 2023, Sophie Lanoë dénombrait pas moins de 210 prix artistiques en France. De quoi affûter l’esprit de compétition des 300000 artistes résidant en France. Une profusion qui s’explique par les cadeaux fiscaux et médiatiques dont les mécènes privés profitent avec ce modèle (2).
Au milieu de ce fourmillement de compétitions, quelques agents perturbateurs se sont glissés. Voyons plusieurs de ces hacks, télescopages et contournements qui démodent un peu le modèle ultra-compétitif et donnent un peu d’espoir pour la suite des événements.
A. Le prix Utopi·e
En 2022 apparaît en France un nouveau prix artistique, le prix Utopi·e, fondé par Agathe Pinet et Myriama Idir. Dès son lancement en décembre 2021, le ton est donné : l’appel à candidatures s’adressera “aux artistes LGBTQIA+, dont la démarche offre un nouveau point de vue sur la société et les représentations dominantes” (3).
Comme dans de nombreux appels et prix en art, une pré-sélection est donc opérée en amont du concours en lui-même, par le thème et l’identité sociale des candidat·es. Cette sélection est une discrimination positive (même si ce terme sent un peu la naphtaline), envers une partie de la population artistique surreprésentée dans les écoles d’art, mais sous-représentée chez les stars de l’actualité artistique. Le prix est soutenu par des institutions et des galeries, c’est donc la première fois que j’entends parler, dans le monde de l’art institutionnel, d’un événement adressé exclusivement à des artistes queer qui posent un regard critique sur les dominations sociales. En d’autres termes, un prix consacré à des œuvres qui rejouent, représentent, questionnent, bref visibilisent la critique que l’existence même de la queerness adresse à la société. Autant dire que j’avais hâte !
(ici, pour fluidifier la lecture, j’utilise les termes “queer” et “LGBTQIA+” comme synonymes)
Cela peut sembler bateau en presque 2025, dans un milieu parisien qui s’émeut d’une visibilisation grandissante du discours lié aux identités minorisées (4), mais au sortir de la crise sanitaire qui nous avait toustes mis·es par terre depuis 2020, ça faisait du bien.
Au printemps 2022, le prix Utopi·e s’annonce comme :
- une expo de 10 artistes pré-sélectionné·es par un comité
- avec un prix du jury, prononcé en début d’expo
- et un prix du public, décerné à la fin de l’expo (logique)
- réservant à chacun·e de leurs lauréat·es une dotation financière et un accompagnement sous forme d’expo(s) et résidence(s).
Les 10 artistes pré-sélectionné·es sont Aurilian, Zoe Heselton, Hélène Alix Mourrier, Anouchka Oler Nussbaum, Valentin Noujaïm, Damien Rouxel, Alireza Shojaian, Victorien Soufflet, Nanténé Traoré et etaïnn zwer.
L’expo a lieu aux Magasins généraux (Pantin, 93) et présente photos, poésie, films, installations vidéos, performances, mais aussi rencontres, lectures, discussions, qui célèbrent et questionnent les identités queer d’une manière à la fois douce et incarnée, parfois véner mais sans voyeurisme. On s’y sent à la fois décentré de la capitale et des modèles hétéronormés de vie sociale, c’est un endroit vraiment chouette.
Alors que l’expo arrive à sa fin, plot twist : il n’y aura pas de dotation financière unique, ni d’expo solo pour les artistes lauréat·es, mais un partage entre toustes les finalistes. Les partenaires institutionnels (galeries et lieux de résidence) sont redéfinis pour que les 10 artistes exposé·es puissent profiter d’expos et de résidences collectives.
Sur le compte instagram du prix, l’info ressemble à ça :
➡️ Les 10 artistes sélectionné·es et exposé·es ont décidé de se partager les dotations financières prévues dans le cadre des 2 prix, avec la complicité du jury et des 2 fondatrices (…). La somme totale de 7000€ sera ainsi répartie équitablement entre les artistes.
➡️ Dans la continuité de cette décision collégiale, le jury n’a pas désigné un·e artiste lauréat·e du Prix du jury, et a choisi de le transformer en prix collectif. Alors qu’il s’agissait initialement d’une exposition personnelle à la galerie Marcelle Alix, les galeries Air de Paris et Sultana s’associent à cette dernière pour organiser une exposition collective des 10 artistes du prix début 2023, sous la forme d’un parcours entre les 3 galeries.
➡️ Durant la semaine, vous avez pu voter pour élire le·la lauréat·e du Prix du public. Le peintre et activiste visuel iranien Alireza Shojaian s’est vu récompensé de ce prix, qui lui fera bénéficier d’une résidence d’un mois à la Villa Noailles à Hyères.
➡️ Le Prix Utopi·e s’est associé à Artagon afin de proposer une nouvelle opportunité aux 10 artistes : effectuer une résidence de 2 semaines à la Maison Artagon dans le Loiret. Artagon a ainsi souhaité inverser la logique traditionnelle des prix artistiques, en donnant le choix aux artistes. (…) (5)
Dans ma tête, l’info ressemble à ça :
Quoi !?
Il est donc possible d’écouter les artistes concerné·es !?
Et de réduire leur mise en compétition ?!
Il faut croire que oui !
Lors d’un entretien en août 2024, l’artiste Nanténé Traoré, qui a participé à la première édition, me raconte que l’idée venait des artistes et a été suivie avec enthousiasme par les fondatrices du prix, Agathe Pinet et Myriama Idir, puis par les partenaires de l’événement — au prix de réorganisation, d’une expo solo en plusieurs collectives, par exemple. Myriama Idir et Agathe Pinet indiquent aujourd’hui avoir elles-mêmes pensé à annuler la sélection finale au cours de la première édition. Mais, alors que les partenariats étaient engagés et les candidatures lancées dans cette perspective, impossible (en tout cas : délicat) de modifier le règlement en cours de route. D’où l’enthousiasme de voir cette idée demandée par les artistes. Tu m’étonnes ! (6)
Le principe acté dès la première édition est transformé en règle pour les éditions suivantes, comme l’explique Agathe Pinet dès l’année suivante :
Les artistes viennent aussi en sachant qu’iels ne vont pas être discriminé·es, mégenré·es, ni être la seule personne queer qui servirait alors de caution. C’est reposant de se savoir au sein de sa communauté. Et puis récompenser dix artistes de la même manière, c’est aussi proposer une autre manière de travailler, en dehors de l’hyper concurrence, mais aussi de cette manie qu’ont certaines galeries d’avoir un ou une artiste poulain sur lequel elles vont beaucoup miser, pour qu’il soit hyper coté. On espère que ça donne des envies à d’autres personnes de lancer des projets un peu plus égalitaires. (7)
Depuis, le prix est souvent médiatisé sous cet angle, mais pas que. Le très pro Quotidien de l’art décrit le prix Utopi·e comme “dépourvu d’un grand prix, [qui] vise par ailleurs à éradiquer la notion de compétition habituellement associée aux concours en décernant une même récompense à ses lauréats” (8). C’est un peu moins radical qu’une “éradication”, mais on note.
B. D'autres partages de prix
1. Ricard 2024
On est en septembre 2024 quand j’attaque la version finale de cet article, et je me rends au vernissage du prix de la fondation d’entreprise Pernod Ricard. Rendez-vous in-con-tour-na-ble de la rentrée arty parisienne qui fête cette année ses 25 ans, le prix se présente d’abord comme une exposition collective confiée à un·e commissaire invité·e. Les artistes choisi·es par lae commissaire deviennent, de fait, finalistes du prix, décerné par un jury recomposé chaque année. L’artiste lauréat·e reçoit une dotation de 20000 euros et la Fondation lui achète une œuvre pour en faire don au Centre Pompidou.
Cette année, Arlène Berceliot-Courtin, commissaire de cette édition, m’informe que sur proposition des artistes, la dotation du prix sera partagée entre elleux.
What / mais / attends / que / pardon ?
En effet c’est dans l’air du temps, je viens d’en discuter avec des acteur·rices du prix Utopi·e qui, deux ans après le premier partage du prix, continuent de défendre le principe. Mais de là à ce que la fondation Pernod Richard, institution historique, s’y mette, woaw. Je n’ai même plus les mots.
La nouvelle sort dans la presse quelques jours plus tard, avec plus ou moins d’excitation. Les lauréat·es du prix 2024 sont donc Charlotte Houette, Clémentine Adou, Lenio Kaklea, Madison Bycroft, Ha Young, Paul Maheke et Mona Varichon (9).
De mon côté, j’ai hâte que ce précédent officiel fasse des petits parmi les 210 prix en art contemporain décernés chaque année en France.
2. Turner Prize 2019
La médiatisation du prix pastis 2024 m’a un peu énervée (on n’avait pas autant entendu parler du prix Utopi·e, deux ans plus tôt) mais elle a eu le mérite de rappeler qu’il y avait eu un précédent, relatif, avec le Turner Prize. Grand prix d’art contemporain au Royaume-Uni, le Turner est presque aussi vieux que moi — il a 40 ans cette année — et est très populaire auprès du grand public.
Comme en témoignait Tai Shani, co-lauréate du prix en 2019, c’est LE moment de l’année où même les médias qui n’abordent jamais l’art contemporain s’y intéressent soudain, ouvrant la voie à des flots de commentaires de type “Mon enfant de 4 ans pourrait faire ça” (10).
En effet, Lawrence Abu Hamdan, Helen Cammock, Oscar Murillo et Tai Shani se sont présentés au jury avec une lettre leur demandant de les envisager comme un collectif : « En cette période de crise politique en Grande-Bretagne et dans le monde entier, où il y a déjà énormément d’éléments qui divisent et isolent les personnes et les communautés, nous nous sentons fortement motivés pour profiter de l’occasion du Prix pour faire une déclaration collective au nom du commun, de la multiplicité et de la solidarité – dans l’art comme dans la société. » Le jury, présidé par Alex Farquharso, directeur de la Tate Britain, a unanimement accepté leur requête : « Nous sommes honorés de soutenir cette audacieuse preuve de solidarité et de collaboration en ces temps divisés. Leur acte symbolique reflète la poésie sociale et politique que nous admirons dans leurs travaux. » (12)L’année suivante, alors que la pandémie du Covid-19 s’abat sur la planète, le Turner Prize est converti en dix bourses distribuées à dix artistes. Pour revenir, dès 2021, à son origine compétitive et brutale (11).
3. Swiss Art Award 2020
Autre exemple d’exception due à la pandémie de 2020 : les Swiss Art Awards, grosse récompense suisse. Les SAA ont, eux aussi, renoncé — relativement — à la compèt cette année-là :
L‘évènement des Swiss Art Awards 2020, en pleine crise du COVID-19, a été transformé de manière intéressante. Pour la première fois de son histoire, [les récompenses] ont été annulées et l’argent réparti entre les finalistes, qui ont reçu chacun·e un total de 10 000 CHF [un peu plus de l’équivalent en euros aujourd’hui] pour leurs travaux respectifs. L’exposition a été décentralisée et les projets des artistes ont pu se dérouler n’importe où en Suisse ou en ligne. Le texte du catalogue 2020 parle même d’un « premier pas réussi vers l’avenir ». Ce format hybride, délocalisé et d’une durée de trois mois, a « donné un coup de pouce à des régions qui, normalement, attirent moins l’attention ». En outre, le président de la Federal Art Commission [qui gère le Swiss Art Award] a affirmé que « les finalistes devraient pouvoir choisir un cadre adapté à leur situation actuelle et à leur pratique ». Les finalistes ont également pu inviter quelqu’un·e à une conversation. Un espace de dialogue et de consultation a même été créé entre le jury et les artistes pour comprendre leurs besoins.
…pour revenir au business as usual juste après. Ma perplexité est à la hauteur de celle des autrices précédemment citées :
Ces changements, qui sont « nés de la nécessité » en 2020, sont tout aussi nécessaires en 2024. Pourquoi tous ces efforts pour créer un événement plus flexible, mieux adapté aux différents besoins des artistes et des pratiques, n’ont-ils pas été reconduits ensuite ? (13)
C’est drôle comme, côté Turner comme Swiss Art Award, les organisateur·rices expriment un enthousiasme démesuré devant les choix de contourner la compétition finale… pour revenir à la version 100% compétition dès que possible. Il faut croire que les postures et contre-postures des acteurices de l’art contemporain témoigneront encore longtemps d’une souplesse extraordinaire!
4. Le prix du Salon de Montrouge 2022-2023
Le Salon de Montrouge est un autre rendez-vous majeur pour la création contemporaine émergente, ayant lieu chaque année à l’automne, en pleine rentrée artistique parisienne. Un comité de professionnel·les sélectionne une quarantaine d’artistes sur 2000 candidatures, parmi lesquel·les quelques un·es recevront un prix. Ces prix, attribués par les partenaires du Salon, sont variables selon les années mais incluent par exemple le Conseil départemental du 92, le Palais de Tokyo, l’ADAGP, ou encore la ville de Montrouge évidemment. Ils prix étaient, comme souvent, associés à des invitations (expos, résidences…) pour les artistes lauréat·es.
En 2022 et 2023, les directeur·rices artistiques du Salon de Montrouge, Coline Davenne et Guillaume Désanges, modifient la logique du Salon (14). La sélection s’ouvre à de nouvelles disciplines et à toutes les générations d’artistes, tandis que les prix en eux-mêmes sont supprimés, de même que, du coup, la coûteuse — et un peu désuète — cérémonie de remise des prix. L’argument principal est que, en étant sélectionné·es parmi 2000 à 2500 candidatures, les artistes exposé·es ont déjà bien donné en matière de compétition.
Parlant d’arguments, il semble avoir été assez difficile de convaincre tous les partenaires du prix, et ça se comprend : une cérémonie de remise de prix en art donnant un énorme coup de projecteur sur les financeurs auprès d’une population plutôt argentée, les collectionneur·ses.
L’argent ainsi économisé permet de reverser à toustes les artistes exposé·es des honoraires de 1000 euros (contre environ 300 précédemment), ce qui tranche avec de nombreuses expos collectives consacrées à la visibilisation de la “jeune création”.
Un élément du prix a tout de même été maintenu : les opportunités, invitations, expositions ou autres, proposées aux artistes lauréat·es. Les directeur·rices artistiques ont en effet invité des partenaires artistiques à choisir, parmi les artistes du Salon, un·e artiste à qui proposer un projet dans les deux ans suivant le Salon. Les partenaires ont un an, à compter du Salon, pour faire leur choix. Alors que le système des prix impliquait des sélections faites sur la base d’une expo de quelques semaines, le nouveau système laisse la place à des collaborations pensées sur un temps relativement long — à l’échelle du monde de l’art en tout cas.
À l’heure actuelle (on est en novembre 2024), il n’y a aucune certitude sur la reconduction de ce système lors de la prochaine édition du Salon, prévue pour février 2025.
5. En bref
Quand la situation est inédite à l’échelle planétaire, les solutions égalitaires semblent plus faciles à envisager. On l’a vu avec le chômage partiel en France.
Il y a deux manières de voir les choses, selon qu’on est optimiste ou pessimiste.
- Soit les solutions égalitaires ou, disons, moins compétitives existent, elles sont pensées et prêtes à êtres appliquées, et la pandémie mondiale n’a été qu’un prétexte pour les tester.
- Soit, si on est plus pessimiste : les mises en compétition étant la norme, il faut une situation exceptionnelle pour ne serait-ce que s’autoriser à envisager une solution alternative, puis la soumettre à une instance décisionnelle, l’appliquer et communiquer dessus.
Le prix Utopi·e et la fondation pastis, dans cette histoire, jouent un rôle important. Le premier a montré la possibilité de sortir de l’hyper-compétition, de manière durable et sans le prétexte d’une catastrophe mondiale, tandis que le second en a été l’écho et l’amplificateur grâce à sa médiatisation.
Ça ne sonne pas (encore) la fin des prix et de l’hyper-compèt dans l’art, loin de là, mais on peut se réjouir de voir ces jalons posés.
C. Faire de la compétition plus éthique ?
De la compétition éthique, c’est un peu comme de la corrida empathique, ça ressemble à un bel oxymore. Mais en attendant de pouvoir abolir la mise en concurrence des artistes entre elleux, plusieurs acteurices du secteur ont avancé des propositions pour “éthiquer” un peu le système des sélections et récompenses. Revue d’idées qui mériteraient d’être étudiées.
1. Propositions par Wages For Wages Against
Dans l’étude déjà citée How Are Artists Chosen ? (13), Wages For Wages Against fait une série de recommandations pour des “compétitions artistiques éthiques”. Parmi les plus inspirantes :
Rémunérer correctement les artistes pour leur participation à l’exposition des finalistes, en plus des frais de production de leurs œuvres : cela éviterait en effet la sélection implicite des participant·es selon leurs moyens financiers.
Former les membres de jury à toutes les sortes de biais et discrimination en cours dans la société. Par la même occasion, former toustes les acteur·rices du monde de l’art à ces biais pour arrêter de se faire taxer de sale wokiste dès qu’on parle d’intersectionnalité.
Garder un œil critique sur les tendances des sélections sur la durée, pour débusquer d’éventuels effets de normalisation. OUI ! Ça permet de responsabiliser chaque membre de jury, tout en modérant l’importance de son petit goût individuel. Chacun·e étant acteur·rice momentané·e d’une histoire qui s’écrit en groupe et sur plusieurs années, iel peut avoir intérêt à taire son avis perso au profit d’une nécessité de “rééquilibrage” sur le long terme.
Organiser des rotations dans les jurys et commissions, et y intégrer des personnes appartenant à des groupes discriminés. On comprend tout de suite la correspondance : évidemment qu’un jury 100% masculin a moins de chances de sélectionner une lauréate féminine, et ça s’applique à toutes les formes de discrimination : identité de genre, race sociale, situation de handicap visible ou invisible, etc. Mais attention, l’inverse n’est pas tout à fait avéré. Dans le Rapport 2023 sur l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication, j’avais identifié très clairement que le levier de la parité (de genre, considéré comme binaire) côté commission n’avait aucun effet sur le côté lauréat·es : les femmes étaient moins souvent subventionnées et quand elles l’étaient, elles recevaient moins d’argent que les hommes (15).
C’est dû à la présence trop rare des minorités dans ce milieu. Quand on est la seule femme d’un jury, on ne veut pas être accusée de faire du favoritisme en faveur des femmes candidates. On peut imaginer que si plusieurs minorités sont non pas seulement “représentées” mais vraiment inclues dans la composition d’un jury et des équipes autour du jury en lui-même, ce phénomène disparaîtra.
Être transparent·e sur toutes les étapes d’une sélection, et communiquer sur cette transparence. Oui car ce n’est pas le tout de répondre aux questions de celleux qui osent les poser. Le vrai engagement en faveur d’une transparence, c’est de communiquer clairement sur la possibilité qu’ont les candidat·es, avant et après leur candidature, avant et après les résultats, d’avoir un retour substantiel sur leur travail. Et dans la même dynamique, accueillir les retours des artistes sur leur expérience de candidature et/ou de (non) sélection.
2. La question de l'anonymat
Dans d’autres sphères, l’anonymisation des candidatures fait son chemin : on connaît les entreprises qui recrutent sur CV anonymes, ou les orchestres qui auditionnent des musicien·nes caché·es derrière un paravent, pour éviter les biais sexistes, racistes ou autres (16).
Pourrait-on envisager l’anonymat d’un dossier artistique ? Cette suggestion a été faite lors de la journée d’étude organisée par Nous sommes au regret au musée Jean-Jacques Henner à Paris, le 5 décembre 2023. Nous sommes au regret, duo formé par Jeanne Mathas et Laure Saffroy-Lepesqueur, prend le contre-pied du principe de la sélection en s’attaquant au résultat majoritaire d’un concours : les refus. Leur double manifeste est une pépite et mériterait un post à lui seul (17).
Le 5 décembre 2023, donc, lors de la table ronde sur les manière de refuser et les méthodes pour réduire la sévérité de la concurrence, une personne du public suggère d’anonymiser les portfolio d’artistes… Cela éviterait le copinage et les biais de sélection chez les membres des jurys.
Compliqué, répond Claire Luna, critique d’art et commissaire, participant à cette table ronde. En effet, les jurys sont composés précisément grâce à leur connaissance de la scène artistique. Quoi que cela signifie dans le détail, ça implique a minima une connaissance du travail de nombreux·ses artistes. Impossible alors, ou très compliqué, de ne pas identifier les artistes d’après les visuels de leurs œuvres. Cela biaiserait peut-être encore plus le regard sur les portfolios “identifiés” par rapport aux autres, car alors, qu’est-ce que ça dirait des portfolios “non identifiés” ?
La question reste ouverte.
3. Appel à candidatures plutôt que appel à projet
Le réseau Arts en résidence, qui rassemble des structures diverses accueillant en résidence des artistes, auteur·rices, créateur·rices ou porteur·euses de projet, a publié une charte de bonnes pratiques en 2020, régulièrement actualisée depuis. L’article 2 porte une attention particulière sur le travail que représente l’acte de candidature, et sur les risques de biais dans les modes de sélection :
Article 2 – Modalités de sélection des résidents
Les résident·e·s peuvent être sélectionné·e·s sur invitation et/ou suite à un appel à candidature. Les structures membres s’attachent à ne pas faire appel à la rédaction de projets sans rémunération dans le cadre de la candidature. Les structures membres opèrent leur sélection sans aucune forme de discrimination systémique des personnes (18).
C’était aussi le parti pris par Jeunes Critiques d’Art lors de l’ouverture de leur collectif à de nouvelleaux membres, en 2023 : demander aux candidat·es un texte déjà produit, et un texte de présentation ou motivation “court” (19).
La sélection sur “simple” candidature revient à envoyer, pour un·e artiste, un portfolio de son travail et non à produire un projet spécifique inédit. Sur le papier, ça semble en effet plus simple, mais il y a quand même du travail à repenser son portfolio, ou trouver LE texte à présenter dans une candidature. Cela dit, ne pas demander de projet en soi est un geste sympa, par rapport à tout ce qui demande du travail gratuit en permanence.
D. Dernières remarques
Dans le projet d’abolition des prix et concours, plusieurs questions émergent, qui mériteraient une réflexion en propre.
1. Bonne ambiance
Une chose a été relevée dans plusieurs cas de prix artistiques partagés : le fait que, quand des artistes participent à une expo collective qui n’est pas sanctionnée par un ou des prix individuels, l’ambiance est meilleure sur le montage. Sans blague!
2. La double fragilité d’un système
L’étude sur le Swiss Art Award par Wages For Wages Against (vraiment, fabuleuse étude) étant un projet lauréat du SAA lui-même — dans la catégorie critique — la grosse question posée aux autrices est la suivante : n’y a-t-il pas eu de censure ou au moins de gêne de la part des acteur·rices du prix, de voir leur cuisine interne publiée et questionnée ?
La réponse est non, et à vrai dire ce n’est pas si étonnant. L’étude est moins focalisée sur la “cuisine interne” des acteur·rices du SAA que sur les effets de la candidature, du refus et/ou de la pré-sélection sur les artistes elleux-mêmes. Effets qui, s’ils pourraient être évités, ne sont jamais directement, de manière traçable, le fait de choix particuliers des membre du comité de pré-sélection.
Néanmoins, les autrices Tiphanie Blanc et Ramaya Tegegne expliquent avoir entendu des craintes de la part des acteur·rices du SAA. Comme beaucoup d’événements publics médiatisés en art contemporain, le SAA subit des attaques externes sur sa pertinence et sa raison d’être. Une critique telle que l’étude menée par WFWA, financée en interne, pouvait, en tout cas risquait de fragiliser encore plus l’institution. C’est là qu’on perçoit la précarité relative des agent·es situé·es “au milieu” de l’institution, celleux qui ne sont ni artistes dépendants de ces prix, ni détenteur·euses du pouvoir décisionnel sur les moyens alloués à la création contemporaine. C’est comme si les membres des jurys et les personnes qui les désignent avaient les mains liées quant à leurs moyens, et semblaient devoir passer par des concours pour les attribuer aux artistes bénéficiaires (20).
3. Changement et accès à l'information
Lors du talk sur le prix de la fondation Pernod-Ricard, deux remarques ont attiré mon attention (10).
D’abord, le fait de remettre en question la remise d’un prix individuel a ouvert la discussion sur les conditions économiques de vie des artistes, sur le fonctionnement d’une fondation d’entreprise, sur les enjeux de pouvoir et d’influence entre l’institution privée, la Fondation, et l’institution publique partenaire, le Centre Pompidou. Lenio Kaklea, artiste co-lauréate du prix, témoignait de l’apprentissage “concret” apporté par ces discussions autour du changement du règlement du prix.
J’ai envie d’y voir un encouragement : vous voulez des infos ? Proposez un changement! Même sans aucun espoir que ça marche, ouvrir la discussion sur les choses qu’on pourrait faire autrement révèle des trucs insoupçonnés, ou cachés jusqu’alors. Peut-être que ça ne change pas le système, mais ça apporte de la transparence dans les process et ça, ça ne peut JAMAIS faire de mal.
4. Malaise face au collectif
Deuxième remarque, par l’artiste HaYoung, souligne une conséquence assez triste à cette récompense collective. Lorsqu’un·e artiste obtient un prix, on parle d’ellui dans la presse, on fait son portrait, on parle de son travail. La surprise causée par le prix collectif de la fondation Ricard 2024 a généré des articles de presse beaucoup moins précis, du point de vue artistique. Le prix “en lui-même”, et donc en l’occurrence la marque d’alcool, par son innovation, a occulté l’art dans cette histoire. Je plaide coupable : je n’aurais jamais parlé d’aucun·e de ces artistes si le prix s’était déroulé comme prévu. Mais à vrai dire, je parle assez peu des artistes et de leurs œuvres sur ce blog. Les titres de presse qui en revanche abordent d’habitude le travail des artistes sous l’angle artistique, au mieux ont cité les noms des sept artistes co-lauréat·es, et… c’est tout, pas un mot sur le sujet de l’expo ni sur le travail des artistes.
Cela souligne la dérive structurelle de la compétition, le star system, qui se nourrit de figures uniques et nie, de fait, le collectif. J’en parlais dans le premier article de cette série, et j’en reparlerai dans le troisième.
Pour le moment, cela m’offre une transition pour la partie suivante, qui aborde une nouvelle sorte d’appel à projet : l’appel à communs.
Ici, j’avais en tête de parler d’une candidature plurielle qui a mis en émois tout un jury, mais sa place est plutôt dans mon prochain article.
III. De l’appel à projets à l’“appel à communs”
Un appel à projets, appel d’offres, appel à manifestation d’intérêt… En général, ces appels sont des concours du ou des X meilleurs trucs, où chaque candidat·e concourt en silo, sans connaître ses concurrent·es ni leurs propositions. En principe et en très gros hein. J’en parlais dans le premier article de cette série.
Un type d’appel sort du lot : l’appel à communs (AAC), lancé par l’Ademe en 2021. Je n’en avais jamais entendu parler avant 2023, en tout cas sous cette forme et à cette échelle.
Note : l’ADEME est une institution française qui “participe à la construction des politiques nationales et locales de transition écologique”. Elle s’écrit en majuscules, mais je choisis de l’écrire Ademe pour éviter de donner l’impression que je hurle ce mot.
A. Le principe de l’appel à communs
Le but de l’appel à communs de l’Ademe était similaire aux autres types d’appels : sélectionner des projets pour les cofinancer. Ces projets devaient avoir pour objectif d’œuvrer en faveur de la “résilience des territoires”, et comme modalité d’action les “communs numériques”.
L’objectif principal était divisé en une douzaine de défis, soit des thématiques allant du partage de connaissances à la gouvernance, en passant par l’énergie, l’alimentation, l’agriculture, la gestion des ressources naturelles, la planification urbaine, le modèle économique, etc. (22)
L’appel a été diffusé en deux ou trois campagnes, et les défis reformulés en cours de route. Les défis mentionnés dans le rex étaient, dans cet ordre : 1- Connaissances – Ressources ; 2- Mise en récits ; 3- Gouvernance ; 4- Modèle économique ; A- Écosystèmes et gestion des ressources naturelles ; B- Planification et aménagement urbain ; C- Alimentation et agriculture ; D- Énergie et réseaux ; E- Mobilités et logistiques ; F- Bâtiment ; X- Ilots de chaleur (défi 2021) ; X- Objectifs et Diagnostic (défi 2021)
Tous ces éléments de langage sont issus de diverses directives : Conseil de l’Union européenne, France Relance, Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), Nations Unies, Fondation Rockfeller, consultation citoyenne “Habiter la France de demain” de 2021, et d’autres.
Un commun numérique est un outil, une ressource, une appli ou un service qui :
- sert le bien commun
- est non approprié par un·e propriétaire ou une institution publique
- est géré par ses usager·es suivant un processus décidé par elleux
- passe par le numérique.
Le commun numérique s’inspire de la notion du commun tout court, ou “bien commun », notion dont j’avais une vague idée avant de faire mes ptites recherches pour cet article.
Aparté : les (biens) communs
Un commun est d’abord une ressource naturelle (une source d’eau, un territoire, une forêt…) dont plusieurs personnes ont besoin, c’est-à-dire que son usage “sert le bien commun”. Par extension, cela peut être une ressource matérielle : une machine, une bibliothèque… ou encore numérique : un logiciel libre, Wikipedia…
Pour l’appel à communs de l’Ademe, qui s’inscrit lui-même dans la philo des logiciels libres, la politologue et économiste américaine Elinor Ostrom semble être la principale inspiration.
Elinor Ostrom a eu le prix Nobel de l’économie (23) pour avoir démontré par plein d’exemples que la gestion d’un bien commun par une communauté d’usager·es, qui mettent en place collectivement des règles d’usage pour ne pas épuiser la ressource, pouvait très bien se passer. L’usage même de la ressource intégrait son entretien par les usager·es et assurait sa longévité (24).
Cela venait contredire une théorie popularisée par l’économiste Garrett Hardin dans son article “The Tragedy of the Commons” de 1968 (25). Il reprenait l’idée que si une ressource naturelle finie, donc limitée (”rivale” en termes économiques, j’y reviens) est ouverte à toustes, chacun·e essaiera d’en tirer le maximum, conduisant inexorablement à la surexploitation puis l’épuisement de la ressource.
Cette vision du commun est très ancienne : en Europe, on peut la faire remonter au Moyen-Âge, c’est fascinant (et très glauque), mais j’en parlerai une autre fois. Elle a notamment bien servi lors de la (néo-)colonisation de territoires d’Asie, des Amériques, d’Océanie et d’Afrique par les Européen·nes (et euro-descendant·es), au détriment des populations autochtones.
Face au risque de cette “tragédie”, deux solutions ont été, et sont encore massivement appliquées à travers le monde :
- Privatiser la ressource, le territoire (le lac, la source, le cratère, la forêt…), donc en confier la gestion à une entreprise, ou plus souvent une fondation
- La nationaliser, donc la remettre aux mains de l’État.
Dans les deux cas, un intérêt supérieur, le profit d’un côté (au sens large), la loi de l’autre, est le garant symbolique de la maintenance et du respect de la ressource. Dans les deux cas, une sorte de police doit être mise en place pour obliger, de manière unilatérale et souvent violente, les populations autochtones à respecter les règles d’usage, ou les chasser du territoire. Finalement, dans les deux cas, on défend le principe de la propriété littéralement “privée”, en dépossédant les usager·es autochtones de la ressource qu’iels utilisent — et en les déclarant irresponsables au passage.
En pratique, les deux solutions se confondent même complètement car lorsqu’un territoire est nationalisé, l’État confie à des entreprises et/ou des fondations la mission de le “protéger”. Cela revient à surveiller la zone avec des “écogardes” armés qui criminalisent, arrêtent, violentent et violent les personnes autochtones. Dans le même temps, les gardien·nes de la zone “protégée” assurent la protection des hôtels et autres entreprises de tourisme installées sur le territoire en question, y compris celles qui vendent des activités de chasse dite sportive — quand la chasse faite par les Autochtones est appelée “braconnage”. C’est le principe des “parcs nationaux” et toutes les sortes d’aires dites protégées au Canada, aux États-Unis, au Chili, au Brésil, en Tanzanie, au Congo, en Inde, et ailleurs.
Ces cas sont relatés par Fiore Longo (26), qui explique comment le partenariat économique, législatif et militaire conclu entre les États du Nord et du Sud global par l’intermédiaire de fondations pour la défense de l’environnement, financées elles-mêmes par l’Europe et par des grands groupes privés (donc par du mécénat, encadré à l’échelle des États occidentaux), est en train de détruire les aires « protégées » en détruisant peu à peu les populations qui s’en occupaient jusqu’à la colonisation.
En bref (et je vais m’arrêter là, cette digression est beaucoup trop longue), l’idée de la “tragédie des communs” prive les personnes autochtones des ressources naturelles de leur territoire, autant qu’elle prive le territoire des savoirs, du respect et donc de la protection opérée par les populations autochtones depuis des siècles. C’est juste une grosse arnaque capitaliste et impérialiste qui a le bon goût de plaire aux décideur·ses de la marche du monde.
Alors que, selon Elinor Ostrum et les défenseur·ses du commun, il n’y a pas de tragédie essentielle lorsqu’un commun est identifié et utilisé selon les règles fixées par ses utilisateur·rices.
La nuance entre commun naturel et commun numérique pourrait être dans la “rivalité” des biens. Les biens numériques, duplicables à l’infini, seraient par définition des ressources non finies, donc non rivales. Très schématiquement, si je profite d’un logiciel en open source, a priori je n’en prive personne ; tandis que le bois que je prélève d’une forêt commune, aucun·e autre usagèr·e de cette forêt ne peut en profiter au même moment. Cela fait du bois un bien “rival”, et implique, dans les règles d’usage de la forêt, une certaine sobriété pour ne pas épuiser la ressource.
Cette nuance ne fait pas consensus dans la communauté des communs numériques. L’usage d’une ressource numérique (sa création, son utilisation, sa modification, sa duplication…) créant de la data à stocker et à transporter via des structures matérielles énergivores, a un impact écologique certain, qu’on oublie du fait qu’on est face à une ressource infinie (27).
Si l’on considérait les communs numériques comme des biens rivaux, on aurait peut-être plus facilement un réflexe de sobriété dans leurs usages.
Revenons à l’appel à communs
Dans l’appel à communs de l’Ademe, les candidat·es devaient :
- Répondre à un ou plusieurs défis concourant à la résilience des territoires, identifiés dans l’appel à communs
- S’engager à utiliser ou créer des outils ouverts : en open source, en open data, licence libre… Je ne connais pas vraiment la différence entre ces appellations, l’essentiel étant la transparence, l’accessibilité et la participativité (oui, ça se dit) du code
- S’appuyer sur une communauté de bénéficiaires et de contributeur·ices pour la réalisation du commun
- Partager leur projet sur une plate-forme en ligne, de manière à ce que tout le monde, y compris les autres candidat·es, puisse le consulter.
Au-delà des projets soutenus, qui vont apporter des réponses aux défis, cela crée une grande bibliothèque de solutions accessibles à toustes, ouvrant aussi la possibilité de les utiliser et les faire évoluer hors du champs spécifique pour lequel elles ont été mises en place.
Cela n’est pas possible dans le cas d’un appel classique : à part par les candidat·es elleux-mêmes, il est impossible de capitaliser sur les productions (recherches, synthèses de recherches, œuvres ou autres) réalisées dans le cadre des candidatures. De plus, la crainte est fréquente, pour un·e candidat·e, de donner “trop” d’informations dans son projet, ne pas être sélectionné·e mais voir des éléments de sa candidature appropriés par le donneur d’ordre. Dans le cas de l’appel à commun, le recours aux différentes déclinaisons de la licence Creative commons (CC) donne un cadre légal à l’appropriation des idées des autres.
Les licences Creative Commons (CC) sont apposées sur des créations de l’esprit par leur créateur·rice et permettent d’encadrer le droit de reproduction de ces œuvres. Quatre éléments distincts composent les CC et peuvent être combinées entre eux.
(j’ai eu du mal à les retenir, alors je partage aussi leur origine pour aide-mémoire) :
BY (“par” en anglais) : l’auteur·rice doit être cité·e lors de l’usage de l’œuvre
NC (NonCommercial) : seulement les usages non commerciaux sont autorisés
ND (NoDerivatives) : l’œuvre reproduite ne peut pas être modifiée
SA (Share Alike) : les adaptations de l’œuvre doivent être diffusées sous la même licence que l’œuvre initiale (28).
Fun fact : les caractères typo-spéciaux proposés par défaut dans mon éditeur intègrent les symboles de la propriété privée © et ® mais pas les CC. Ce n’est pas fun du tout en fait.
B. Pourquoi l’appel à commun est l’avenir du monde
(rien de moins)
1. Problèmes systémiques, réponses coopératives
Dans ce contexte de concours totalement ouvert, la collaboration et la coopération sont sollicitées à différentes échelles. Or, les problèmes posés sont d’ordre général et systémique, et comme le dit le rapport d’expérience (”rex”) de l’appel : “les sujets systémiques nécessitent d’être traités de manière collaborative avec l’ensemble des parties prenantes” (22).
Le rapport d’expérience indique également : “L’appel à projet n’investit pas ou peu le champ des effets de réseau, à l’inverse de l’appel à communs qui met l’accent sur les communautés et l’open source pour favoriser le renforcement et la mutualisation de ces effets plutôt que de diviser en mettant des communautés en compétition”.
L’effet de réseau, c’est le fait que l’utilité réelle d’une ressource, commune ou pas, dépend d’un grand nombre d’utilisateur·ices. Une appli numérique comme Blablacar (qui n’est pas du tout un commun) bénéficie de cet effet en raison de sa popularité, qui augmente son efficacité (+ d’utilisateur·rices = + de chances de trouver ce qu’on cherche) et donc sa valeur. En exigeant une communauté préalable au montage du projet, et un recours à des solutions libres, l’appel à commun prépare cet effet de réseau à un endroit inexistant dans un appel à projets classique.
- Bat-ADAPT Territoire, outil de diagnostic de risques climatiques territoriaux (défis 1-Connaissances et ressources ; 2-Objectifs et diagnostics ; 3-Mieux décider ensemble ; D-îlots de chaleur)
- Fiscalité et comptabilité de la monnaie libre, un support juridique, fiscal et comptable aux utilisateur·rices de la monnaie libre, notamment les professionnel·les (défi 4-Comptabilité et Monnaie de la résilience)
- Guide « La rue commune », un guide pour développer un nouveau standard de rue ordinaire métropolitaine par la transformation du sol et la transformation de ses usages (défis 1-Connaissances et ressources ; 3-Mieux décider ensemble ; A-Mobilités et logistiques ; C-Urbanisme circulaire ; D-îlots de chaleur ; E-Gestion de l’eau et des sols)
2. Un axe d’amélioration
Certes, il y a mise en compétition. Le rex indique que 25% des projets présentés ont été sélectionnés pour être financés : cela laisse 75% des candidat·es sur le carreau. Cela dit, qu’iels aient eu un financement ou non, toustes les porteur·ses de projets de communs ont pu bénéficier de la bibliothèque de ressources créée pour l’occasion et, éventuellement, créer de nouvelles collaborations.
Malheureusement, le rapport avance aussi que les contacts entre candidat·es ont été un peu timides lors de cette première édition de l’appel à communs. L’un des axes d’amélioration pour la suite sera donc d’animer la communauté créée à l’occasion de l’appel, pour (entre autres) favoriser des échanges plus horizontaux et plus transversaux entre toutes les parties prenantes de l’appel. C’est là qu’on voit le caractère finalement neutre de l’outil numérique dans la conception du commun : préparer des supports ouverts est nécessaire pour que chacun·e puisse s’emparer des contenus, mais pas suffisant pour mettre en action une communauté autour de ces contenus.
Pendant qu’on est dans les pistes d’amélioration de l’appel à commun : le rex pointe aussi, et je trouve ça assez ironique, le manque de transparence dans le process de sélection des projets soutenus… Bah alors les gars, on demande une transparence absolue aux candidat·es et on cache la moitié de son propre taf ? C’est quoi ces manières ?!
Un conseil pour les personnes tentées par un appel à commun : lisez les reco faites en partie II de cet article, elles parlent d’art mais sont toutes applicables dans n’importe quel secteur 😉
C. L’appel à communs de l’Ademe, applicable dans l’art ?
Si les recommandations d’éthique artistiques sont applicables dans un appel à commun, le principe de l’appel à communs serait-il, à son tour, applicable dans l’art ? Qu’est-ce que ça donnerait, des appels à communs au lieu des concours pour les œuvres d’art publiques ?
Imaginons ensemble.
Dans le cadre du 1% artistique, ta municipalité lance un appel pour choisir l’œuvre d’art qui accompagnera le prochain ephad construit dans la ville. Elle lance non pas un appel à projet mais un appel à communs.
Ça implique :
- que les artistes candidat·es doivent s’appuyer sur une communauté AVANT la soumission de leur idée, donc bien avant de savoir si elle (leur idée) sera réalisée
- qu’iels doivent publier leur idée de projet pour la rendre lisible et accessible à toustes
- qu’iels peuvent consulter tous les projets soumis au même appel
- qu’iels s’engagent à utiliser des outils ouverts et/ou en licence libre pour réaliser leur œuvre
- qu’iels s’engagent à respecter la licence CC des projets dont iels s’inspireraient, de près ou de loin.
Juste imagine.
Ferme les yeux, visualise l’appel à projets sous cette forme, imagine les artistes qui candidatent, imagine la bibliothèque de propositions que cela crée, imagine le donneur d’ordre et son jury en train de sélectionner le ou les projets… et raconte-moi!
Tu es peut-être artiste ⇒ Pourquoi, pour quoi et comment est-ce que tu pourrais candidater à cet appel ?
Tu bosses pour une collectivité territoriale, qui pourrait être à l’origine de ce 1% ⇒ Comment soutiendrais-tu cette forme d’appel ?
Tu es conseiller·e aux arts plastiques en Drac ou dans toute autre institution qui cofinancerait ce 1% ⇒ À quoi serais-tu attentif·ve dans la formulation de l’appel ? Dans le traitement des candidatures ? Dans la mise en partage de la bibliothèque de projets ? Dans le jury final ?
En un mot, tu es travailleur·se de l’art ⇒ Qu’est-ce que ça t’inspire ?
Moi qui n’occupe aucun de ces types de postes, j’y pense avec le recul théorique, abstrait et impersonnel d’une personne non concernée. Je suis donc très preneuse de tes retours, où que tu te situes à l’intérieur ou à proximité du monde de l’art.
Et donc, dans mon regard détaché de la réalité matérielle qu’un tel appel implique, ce changement m’apparaît comme les examens à la fac durant lesquels les enseignant·es acceptent que les étudiant·es consultent leurs notes de cours. Quand j’étais étudiante, ces types d’examen soulevaient l’incompréhension de certain·es.
“Bah ça sert à rien ce partiel”, disaient-iels — probablement celleux les plus habitué·es à apprendre leurs cours, et qui s’attendaient à un simple test de mémoire (je ne juge pas, j’en ai fait partie).
L’enjeu central du partiel semblait balayé d’un revers de la main. Le fondement du bidule dans sa totalité devenait accessoire… car l’enjeu réel était ailleurs.
Dans le cas d’un concours artistique où chacun·e peut consulter les idées des autres, même effet : l’enjeu du concours se déplace. La teneur même de la compétition change, c’est un fait.
(mon cerveau fait des bonds dans tous les sens devant tant de nouveauté potentielle, ç’en est presque insupportable)
Maintenant, grosse question : pour quoi change donc la compétition ? En quoi se transforme-t-elle ?
Que reste-t-il après la suppression du secret, du fonctionnement en silos et de la compétition binaire qui créait des gagnant·es et des perdant·es ?
En repensant à toutes les fois où j’ai candidaté à un truc avec un projet inédit, je peux me projeter dans une des craintes d’un·e artiste qui candidaterait à un appel à communs : “Et si je présente mon projet, et que quelqu’un·e s’en inspire pour proposer quelque chose de mieux ?”
Ou, plus exactement : “Et si je présente mon projet, que quelqu’un·e s’en inspire pour proposer quelque chose de son côté, et qu’iel voit son projet élu et pas le mien ?”
Dans ce cas, gros seum, on est d’accord.
Est-ce que la licence CC protège suffisamment les artistes dans cette situation ?
D’une part, la licence “BY”, dans une interprétation un peu large, implique de citer l’artiste inspirant le projet. D’autre part, la “NC” implique un usage non commercial de cette inspiration.
Dans le cas d’un 1%, où l’artiste auteur·rice de l’œuvre est rémunéré·e pour son travail (comme d’ailleurs toustes les acteur·rices de ce 1%), on peut considérer que c’est un usage commercial, donc impossible dans le cas d’une licence CC-BY-NC. Est-ce qu’alors on pourrait ajouter une nuance à la NC, en précisant qu’on accepte, sans autorisation préalable, qu’un usage non-commercial soit fait de notre idée, mais qu’un usage commercial doit être discuté, et les fruits de cet usage (la tunasse 💰) soit répartis entre les co-auteur·rices ?
Je ne maîtrise pas assez les licences CC ni l’état du droit d’auteur en France pour répondre à cette question, alors je pose ces réflexions ici. Encore une fois, si tu navigues mieux que moi dans ces sujets, ton avis m’intéresse !
D. Et dans un appel d'offre ?
Dans les mêmes conditions qui permettraient de protéger le droit d’auteur tout en ouvrant la possibilité de collaboration, le principe de l’appel à communs pourrait être adapté dans le cas d’appels d’offre concernant toutes sortes de domaines et de prestations. Il faudrait que la licence CC-BY (au moins) devienne la norme : que chaque inspiration d’un projet, même lointaine, soit citée. Au final, il n’y aurait plus aucun projet présenté comme sortant de la seule tête de sa·on porteur·se.
Et ça pourrait s’étendre à toutes les inventions!
Imagine, au lieu d’avoir des “l’inventeur·rice de…” on n’aurait plus que des “la chaîne de personnes ayant conduit à l’invention de…” 🤩
Le mythe de la création comme activité solitaire deviendrait ENFIN caduc, la coopération serait la règle, le star system l’exception, l’esprit de compétition passerait de mode !!
Ce serait pas merveilleux ?
Je m’emballe un peu. Il est temps de conclure cet article.
En guise de conclusion (temporaire)
On a vu des exemples où la diminution de la compétition est possible, et à quel point elle est même souhaitable.
Non seulement cela diminue le nombre d’exclus·es du grand championnat de la vie, non seulement cela permet une meilleure distribution des richesses, et une meilleure ambiance, mais en plus cela peut faire évoluer les mentalités globalement. Si le seul fait de demander un changement permet de lever le voile sur des systèmes qui méritent d’être dévoilés, imagine la puissance d’un changement effectif à grande échelle!
Privilégier le partage des prix et la transparence lorsqu’une sélection est inévitable. Déplacer la gloire des distinctions solo vers des accomplissements collectifs. Créer de la ressource collectivement plutôt que se tirer la bourre pour être celui ou celle qui s’en sort le mieux. Abolir le règne de la propriété intellectuelle individuelle, tout en honorant les créateur·rices ayant inspiré nos projets… Ça fait rêver, non ?
Les pistes évoquées ici, je les ai rencontrées quasi au hasard, et elles me donnent beaucoup d’espoir. Le changement, ça se passe toujours à la marge d’abord, puis ça devient la règle (parfois en plusieurs siècles, certes). Les marges sont remplies d’exemples où la compétition est questionnée, réduite, hackée, parfois même abolie. Moi ça me fait penser que c’est possible, partout où on le peut, de sortir de la pensée hypercompétitive.
Parlant de pensée, la troisième partie sera un développement des pistes de hack de l’hyperconcurrence.
On a vu dans l’article n°1 que l’esprit de compétition, ou plutôt la structuration de la société en mises en concurrence enchâssées les unes dans les autres, conduit à isoler les personnes. Même hors des mises en compétition littérales, chacun·e de nous devenons potentiellement “l’autre” des autres, dans un schéma du “1 contre les autres” réitéré à tous les niveaux, de la gestion des conflits à la loi pour l’emploi des travailleur·ses handicapé·es, en passant par les imaginaires de la culture du viol et le star system.
Dans l’article 2 (ici même), on vient de voir que si on s’inspire de l’appel à communs dans le cadre artistique et dans celui des marchés publics, la conséquence pourrait être de killer ce star system au profit d’un “collective system”, où les idées, les œuvres, les créations de toutes sortes pourraient être signées de la totalité des personnes qui les ont inspirées.
Dans le prochain et dernier article de cette série, on va voir comment des penseur·ses sont déjà en train de préparer ce futur désirable qui fera la part belle au collectif. On parlera de citer ses sources, mais aussi de justice tranformatrice et de psychothérapie institutionnelle… entre autres.
(Peut-être qu’il y aura, aussi, des réactions à ces deux premiers articles, car ils provoquent quelques discussions bien senties, que je serais bien triste de garder pour moi)
À suivre donc !
Références citées
1. Pyramide des besoins dite aussi pyramide de Maslow, sur Wikipedia à retrouver ici. Note que cela n’a jamais été prouvé formellement, mais ça me plaît comme vision des choses.
2. Sophie Lanoë, Un prix, ça n’a pas de prix, éditions BoD, 2023, citée par Alexia Guggémos, “Des prix à foison”, Le Quotidien de l’art, 18 octobre 2023, consulté ici le 31/10/24.
+ Sur le nombre d’artistes, voir le Rapport de l’Observatoire des revenus et de l’activité des artistes-auteurs 2019-2021, Ministère de la Culture, consultable ici.
3. Compte instagram du prix Utopi·e, 25 novembre 2021, à consulter ici.
4. Julie Chaizemartin, “« 100 % l’expo », l’art manifeste des écoles d’art”, Le Quotidien de l’art n° 2805, 8/04/2024, consulté le 30/10/2024 sur ce lien.
5. Compte instagram des Magasins Généraux, 1er juin 2022, à consulter ici.
6. Table ronde “Ce que veut dire une programmation queer / Queerness et lieux culturels”, organisée dans le cadre du festival Jerk Off au Centre Wallonie-Bruxelles de Paris, avec Inès Geoffroy, Myriama Idir, Bruno Péguy, Agathe Pinet, modérée par Cam, septembre 2024.
7. Anthony Vincent, “Comment le prix Utopi·e décloisonne l’art contemporain pour les artistes queer”, Madmoizelle, 21/05/2023, consultable ici.
8. Alison Moss, “24 000 € Le montant du prix Utopi.e destiné aux artistes LGBTQIA+”, Le Quotidien de l’Art, mars 2023, à lire ici.
9. Matthieu Jacquet, “Pourquoi le 25e Prix Fondation PR est-il historique ?”, Numéro, 18/10/2024, consulté le 30/10/24 à cette adresse.
+ Voir aussi : Maïlys Celeux-Lanval, “Surprise : le prix PR récompense tous les artistes nommés”, Beaux-arts magazine, 18 octobre 2024, consulté le 30/10/24 à cette adresse.
10. “Les prix en question”, discussion organisée le 23/10/2024 à la Fondation avec notamment : Tai Shana, Isabelle Alphonsi, Neil Beloufa, Clémentine Adou, HaYoung, Charlotte Houette, Lenio Kaklea, Paul Maheke, Mona Varichon, Tiphanie Blanc, Ramaya Tegegne, Antonia Scintilla, modérée par Élisabeth Lebovici.
11. Page du Turner Prize sur le site de la Tate, consultée le 31/10/2024 ici.
12. Agathe Hakoun, “Turner Prize 2019 : Quatre lauréats pour le prix d’un”, Connaissance des arts, 04.12.2019 mis à jour le 19.11.2020, consulté le 30/10 à ce lien.
13. Wages For Wages Against, How Are Artists Chosen ?, traduit par Deepl et moi, consultable (en anglais) ici.
+ Voir aussi la publication Swiss Art Awards 2021, consultable via ce lien.
14. Entretien avec Coline Davenne en novembre 2024 à Paris.
+ Voir la remise des prix du Salon 2021 sur youtube.
+ Catalogue du 66e salon de Montrouge accessible ici et les infos sur les prix historiques sur cette page.
À noter que le Salon n’a pas eu lieu en 2024, la prochaine édition est annoncée pour février 2025.
15. Oui je me cite moi-même, car j’ai étudié en détails et en couleurs ce rapport, tu peux en lire mes conclusions ici.
16. Aliette de Laleu, “Le paravent dans les auditions d’orchestre facilite-t-il l’embauche de musiciennes ?”, France Musique, 11/09/2017, consulté le 31/10/2024 ici.
17. Manifeste de Nous sommes au regret à lire ici.
18. Charte déontologique du réseau Arts en résidence, à consulter ici.
19. Compte instagram de Jeunes Critiques d’Art, 12 juillet 2023, à voir ici.
20. Podcast Émulation ou compétition dans les arts ? avec Wages For Wages Against et le Bureau des Questions Importantes, 13/09/2024, accessible ici.
21. Le rapport de pré-sélection n’est plus en ligne mais vous pouvez le consulter ici.
22. Retour d’expérience (REX) du premier appel à communs (AAC) de l’Ademe, disponible ici. Co-auteur·rices : Élodie Briche (Ademe), Gabriel Plassat (Ademe), Héloïse Calvier (Ademe), Jaime Arredondo (Bold & Open), Benjamin Jean (Inno3), Simon Sarazin (Opteos). Avec aussi l’ensemble des expert·es de l’Ademe ainsi que toustes les porteur·ses de commun candidat·es.
23. Fun fact : le dit “prix Nobel d’économie” n’a pas été créé sur la volonté d’Alfred Nobel en même temps que les autres Nobel mais 72 ans après son décès, avec l’autorisation de la fondation Nobel. Son vrai nom est “Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel” (source Wikipedia).
24. Sophie Fay, « Elinor Ostrom et le bien des « communs » », Le Nouvel Obs, 29 juin 2022, accessible à ce lien.
+ Voir aussi les articles Wikipedia sur Elinor Ostrom et la Tragédie des biens communs.
+ Merci à T. de m’avoir aiguillé vers ces sources, un nouveau monde s’est ouvert à moi.
25. Traduit en 2018 (!) en français sous le titre “La Tragédie des biens communs”, d’après Wikipedia.
26. Fiore Longo, Décolonisons la protection de la nature. Plaidoyer pour les peuples autochtones et l’environnement, éditions Double ponctuation, 2023.
+ Merci à un·e autre T. de m’avoir mis ce livre entre les mains.
+ Voir aussi les campagnes de Survival International à consulter sur leur site.
27. La section sur les communs numériques dans l’article de Wikipedia sur la tragédie des biens communs, à lire ici.
+ Pour un autre point de vue, voir aussi Guillaume Rouan, “Les (biens) communs, le numérique et la culture », 7/08/2022, à consulter ici.
28. Licences CC sur le site Creative Commons à consulter ici.