Sortir de l’hyper-compétition
Première partie : les 1001 formes de concurrence et leurs conséquences
Il est un point commun détestable entre l’art, le sport, le capitalisme, l’économie et même la vie quotidienne : la mise en concurrence comme règle de base. Les personnes, les idées, les projets, les biens de consommation, les décisions du quotidien, tout est affaire de choix, donc d’exclusion d’une majorité au profit d’une personne ou d’une option meilleure — ou pire — que les autres. Cette règle, à la fois délétère et omniprésente, est-elle aussi indispensable qu’elle en a l’air?
En cette année olympique, difficile de ne pas évoquer le paradoxe fondamental du sport dans sa forme la plus répandue : derrière les victoires et les médailles, une multitude de défaites sont nécessaires. Merci Captain Obvious, mais ça vaut le coup de le rappeler : pas de champion·nes sans perdant·es, et plus ces derniers sont nombreux·ses, mieux c’est pour les premier·es.
Dans le monde de l’art aussi, on voit quelques “gagnant·es” — artistes visibles et pouvant vivre de leur travail — pour de très très (TRÈS) nombreux·ses “perdant·es” — celleux qui galèrent à être reconnu·es, galèrent au sens économique, et/ou vivent grâce à autre chose.
Oh et justement, les expressions “le revers de la médaille” et “l’envers du décor” viennent respectivement des milieux sportif et artistique… coïncidence ? Je te laisse juger.
Ce n’est pas propre à l’art et au sport : dans la vie en général et notamment à l’ère du capitalisme, la concurrence est de mise, c’est même elle qui dirige officiellement le monde. On sait qu’elle fait du mal à beaucoup de personnes, mais on la suit quand même.
Alors, je me suis demandé : est-ce qu’on pourrait faire sans ? Comment se passer de ces mises en concurrence ? Comment, au passage, arrêter d’éjecter des candidat·es en route ? Quels sont les cas où une autre structure de pensée est en place ? Comment faire pour qu’un esprit non-compétitif irrigue la vie en général ?
Telles sont les questions que je vais explorer dans plusieurs article. Dans ce premier post, posons les bases. Qu’est-ce que ça implique, un monde structuré autour de la compétition ? Quels sont les effet de ce paradigme au-delà des situations objectivement compétitives ?
I. La mise en concurrence entre plusieurs options : exemples
Spoiler alert : la concurrence et la compétition sont à peu près partout. C’est simple, dès qu’un choix doit être fait, par définition il exclut les autres.
A. Sports et jeux
En sport collectif, il faut battre l’équipe adverse, en sport individuels (« ») il faut être meilleur·e que les autres, bref la compétition structure le sport.
Et cela à toutes les échelles, y compris individuelle. Quand on parle de « dépassement de soi” on ne dit rien d’autre que : “soi” est un être à part, un peu nul, qu’il faut dépasser ou même (et c’est glaçant) “battre”.
Dans le jeu aussi, le principe de base est la compétition entre joueur·ses.
B. En art
En art, la mise en concurrence constante des artistes entre elleux, mille fois soulignée, a lieu dans les concours et les prix, évidemment, et dans les divers classements annuels des X artistes les plus chers / exposé·es / célèbres en France / dans le monde.
Mais aussi lors des expos et événements publics, pour un·e artiste invité·e, inévitablement, une dizaine ou des milliers ont dû être écarté·es. Même les nombreuses formes de “soutien” (!) “offerts” (!) aux artistes fonctionnent sur une sélection. Appels à projets, aides à la création, financements, bourses, résidences, quel qu’en soient la forme et l’organisme initiateur — fondation, association, collectivité territoriale, institution, mécène privé… — tous font l’objet d’une sélection entre plusieurs candidat·es, même si le mot même de sélection n’apparaît pas toujours dans les appels.
J’en parlais notamment dans cet article, ainsi que celui-ci et celui-là.
Les auteur·rices, collectifs et collectives sont nombreux·ses à dénoncer ce principe. Récemment, Wages For Wages Against a publié un très bon travail, limpide, sur les mécanisme explicites et implicites de la sélection lors d’un grand prix en art (Voir référence 1 en bas de page).
C. Au travail
Si tu es salarié·e, il y a de fortes chances que tu aies été choisi·e parmi d’autres candidat·es, et que ta progression, en terme de salaire et/ou de responsabilités, dépende entre autres du nombre de personnes dans ton équipe ou dans ta structure.
De mon côté, exerçant des activités commerciales (formation et consulting), je suis en concurrence avec mes consœurs et confrères, quel que soit leur statut. Associations, sociétés, travailleur·ses indépendant·es, collectivités territoriales, institutions et même association ayant une mission de service public : toutes ces structures, dès qu’elles exercent l’une ou l’autre de ces activités, sont (dans une certaine mesure) en concurrence avec moi.
De même, je mets mon temps en concurrence avec lui-même, en choisissant à quoi je le consacre. Quand je choisis d’écrire cet article, c’est forcément aux dépens (« ») d’autres choses liées à mon activité. Faire une seule chose à la fois est même une stratégie de productivité dont je parle dans cet article.
D. Au quotidien
Le quotidien aussi est régulé par un principe de sélection entre plusieurs possibilités rivales. Quand on fait ses courses, on ne peut pas prendre toutes les sortes de pâtes, ça n’aurait aucun sens. Donc hop, on fait rapidos une sélection entre plusieurs choix. Et avant ça, on a fait un choix entre le supermarché et le marché ; entre le supermarché et l’épicerie ; entre plusieurs enseignes de supermarchés ; etc.
E. Appel d'offre et compagnie
Les institutions, collectivités territoriales et toutes les instances publiques sont soumises à la loi des marchés publics, fonctionnant sur appel d’offre. À partir d’un certain montant d’achat de service ou de produits, l’organisme doit mettre en concurrence plusieurs prestataires ou fournisseurs afin de choisir le meilleur. Ce “meilleur” étant défini selon plusieurs critères pondérés comme le prix, la pertinence de la proposition face à la demande, etc.
C’est pas totalement idiot puisque ça évite, en principe, que l’argent public soit dépensé au hasard ou selon des intérêts individuels. Ici, la mise en concurrence est perçue comme garantie des bonnes décisions, contre le clientélisme. Vu le nombre d’affaires de conflits d’intérêts dans des marchés publics qui émergent chaque année, j’ai envie de dire : LOL.
Mais même sans ces délits, le principe des appels d’offre est assez pourri, car il demande aux prestataires candidats un travail parfois très conséquent, et à peine rémunéré, dans le seul but d’obtenir des commandes ultérieures.
Le modèle de l’appel d’offre est décliné en “appel à projets” dans plein de domaines. Dans l’art et la culture, j’en ai parlé plus haut, mais aussi dans le social, le sport, l’éducation, un grand nombre de financements – publics ou privés – sont distribués sous forme de concours qui disent à peine leur nom. Une enveloppe de fric promise, un ensemble de critères et conditions décidés par l’organisme subventionneur, un dossier à constituer et à envoyer dans les délais. Chaque candidat·e fait sa proposition de son côté, et seul·es quelqu’un·es en sortiront subventionné·es.
Le mode de sélection est plus ou moins transparent, le dossier plus ou moins lourd à constituer et les organismes subventionneurs plus ou moins aidants durant le process. Parfois ça s’appelle appel à projets, parfois “appel à candidatures”, ou encore “appel à manifestation d’intérêt”… pourquoi faire simple hein. Le principe reste celui d’un concours, qui en lui-même n’est pas rémunéré alors qu’il demande parfois beaucoup de travail aux candidat·es.
Et à l’issue du projet, surtout quand l’argent est public, il faut parfois fournir un autre dossier, de bilan cette fois, qui là encore nécessite un travail non rémunéré. En un sens, heureusement que ces contrôles existent, puisqu’il faut bien contrôler comment l’argent public est dépensé… mais ça n’empêche évidemment pas les abus, et en plus ça tape plus fort sur les “petits”.
Expérience vécue : pour justifier l’usage d’une subvention de 3000€, j’ai dû passer une semaine complète de travail… soit plus de 1000€. À cette échelle, les calculs sont pas bons, ils profitent aux plus gros.
[Depuis, j’ai développé mes capacités en tableur et je sais comment me préparer à ces bilans. Si tu veux toi aussi savoir préparer tes suivis de budget pour en tirer des bilans en deux clics, je suis là!]
F. En bref
C’est un peu le principe fondateur du choix : prendre une décision, c’est — théoriquement — renoncer à tout ce qu’apporterait la ou les décisions autres. En pratique, c’est un peu plus complexe que ça, mais tu vois l’idée.
Alors certes, tout n’est pas relou dans le principe de sélection. Et puis, parfois c’est inévitable, je ne peux pas faire plusieurs choses à la fois (en tout cas pas vraiment), c’est juste une loi physique, il n’y a pas à être en colère contre ça.
Mais souvent, les implications et conséquences sont dramatiques.
II. La double conséquence de la compétition
A. La compétition exclut
Tant qu’on parle de pâtes, ça va à peu près, mais dès qu’on parle de personnes, ça peut être grave.
Chez les artistes-auteur·rices (AA), la moitié des personnes les moins rémunérées se partageait en 2018 14% de l’ensemble des rémunérations des AA, tandis que les 1% les mieux loti·es percevaient 20% de l’ensemble des revenus artistiques déclarés cette année-là (2)
Sans compter qu’aux perdant·es du game, le mythe de la méritocratie leur dit que c’est leur faute. Comme le formule très bien ce post de Madkenza sur instagram :
Les plus chanceux seront des modèles de réussite, la preuve de la méritocratie. Les autres, les plus nombreux, auront perdu le combat, la sueur au front, les rêves oubliés, la colère toujours en fond. (4)
B. La compétition monte les personnes les unes contre les autres
On se retrouve dans un système individualiste et égoïste, où chaque personne est seule contre une population indifférenciée d’« autres », ses rivaux.
En deux mots, ça crée beaucoup de souffrance gratos non ?
Eh bien vu comment ça se répercute dans d’autres domaines de la vie, on n’a pas le train sorti des ronces, c’est moi qui te le dis.
III. “1 contre les autres”, un schéma qui structure la société
Ce schéma du “1 versus les autres” est l’essence du principe de l’hyper-compétition. Même hors des situations de compétition objectives, c’est un principe très fréquent, et parfois très insidieux, qu’on retrouve dans tous les aspects de la vie en collectif à l’ère capitaliste.
A. Le star system
Comme les arts visuels, la culture et le divertissement sont constituées de stars qui, de fait, ont dû dépasser les autres pour être aussi visibles. Sans parler de toutes les déclinaisons du télé-crochet telles The Voice ou DragRace, qui mettent littéralement en compétition des artistes déjà pré-sélectionné·es parmi des milliers de candidat·es.
De même, tous les grands mouvements collectifs, les Gilets jaunes, les Soulèvements de la terre ou les féminismes ont leurs têtes d’affiche, pour le meilleur et pour le pire (je reviens au “pire” dans deux secondes).
En politique politicienne, on mise sur des personnalités, des visages, quand bien même l’élection porte sur un parti ou sur une liste. On le voit à chaque scrutin sur les documents de campagne, affiches, programmes et même bulletins de vote : si la personne en tête de liste n’est pas connue, elle est immanquablement accompagnée de la star du parti.
En TV, en roman, au ciné, en BD, bref dans toutes les formes de fiction, les scénarios avec un·e ou deux héro·ïnes sont bien plus nombreux que les histoires vraiment chorales.
B. Le star system "pour le pire" : le monster system
1. Le bouc émissaire
À l’inverse du star system qui valorise les (dits) meilleurs éléments d’un groupe, le principe du bouc émissaire, sorte de “monster system”, exclut et isole des personnes (ou des idées) qui sont montrées comme mauvaises.
Plusieurs chercheur·ses ont montré que le mécanisme du bouc émissaire procède du même mécanisme que le star system. Pour n’en citer qu’un, René Girard a égrené les récits, mythes et faits historiques où une personne est (par exemple) choisie comme roi ou reine, ou comme conseiller·e, en tout cas comme référence au sein d’un groupe, puis punie, bannie ou même tuée, voire mangée par ce même groupe (5).
Conseil lecture facile : dans Mangez-le si vous voulez, Jean Teulé raconte l’histoire (vraie) d’une foule qui encense le bon gars local, puis se retourne violemment contre lui.
2. La menace de l’exclusion du groupe
Sans aller jusqu’à la mise à mort d’une victime innocente, la menace de l’exclusion, ou l’exclusion symbolique, régit de nombreuses situations sociales.
Dans la plupart des groupes, lorsqu’il y a :
— des règles de fonctionnement
— un système de réponse graduée en cas de manquement à ces règles
— et un écrit qui consigne tout cela
⇒ la réponse ultime est l’expulsion du groupe, de l’association, du collectif, du syndicat, de l’école, de l’entreprise, etc.
Autrement dit, la bonne marche du groupe dépend (entre autres) d’une menace pour chaque membre d’être exclu·e, transformé·e en une personne extérieure au groupe, soit : seule “contre” le groupe.
Loubna Tigroussine, juriste spécialisée en RH que je suis sur linkedin, a publié ce schéma sur l’échelle des sanctions en droit du travail. On note que les sanctions progressent, de fait, vers une exclusion de plus en plus dure (6).
Par ailleurs, et à une autre échelle, c’est comme cela que fonctionne la culture du “call out” (dénonciation publique), avec ses conséquences disproportionnées à l’heure des réseaux sociaux. Au sein d’un groupe ou d’une communauté, une personne accusée publiquement de violence peut être exclue du groupe, puis harcelée pendant des mois voire des années, sans avoir une seule fois l’occasion de se défendre. C’est la “cancel culture” ou ”culture de l’annulation” (ça sonne moins bien, mais c’est ça que ça veut dire).
Initialement, la “cancel culture” est le dernier recours pour obtenir justice quand tous les autres moyens ne servent à rien : les demandes de réparation sont ignorées, les plaintes ne sont pas prises ou sont classées sans suite, etc.
Alors attention : j’ai beaucoup lu et entendu de vieux droitards monopoliser les médias pour dénoncer la cancel culture dès qu’une personnalité ultra connue est accusée publiquement d’agressions sexuelles. En vrai, la cancel culture n’a aucune prise sur ces gens-là, les vieux mecs la brandissent sans qu’elle ait vraiment lieu. Il n’y a qu’à voir comment les Luc Besson, Roman Polanski et autres Johnny Depp se portent bien.
En revanche, dans les milieux moins mainstream, quand on parle de personnalités connues d’un plus petit comité, ou de communautés plus marginales, la cancel culture fait d’énormes dégâts. Je laisse La Carologie et Contrapoints, vulgarisatrices de talent, en parler mieux que moi dans leurs divers contenus (7).
3. La fabrique de l’agresseur idéal…
Dans la culture du viol, sans aller jusqu’à une exclusion effective, l’imaginaire collectif décrit le profil type d’un violeur comme un “monstre”, donc une personne sans aucun point commun avec les autres, et encore moins avec nous autres. Il est forcément étranger, marginal, malade (”fou”) ou sans-abri, voire tout cela à la fois. Ou au contraire, c’est un homme riche et tellement puissant qu’il en est déconnecté des règles de la vie en société, et c’est sa puissance qui lui autorise les agressions. Et quand l’agresseur n’est rien de tout cela, c’est “une part de lui” (forcément sombre, folle, etc) qui est responsable de l’agression.
Ce portrait-robot du violeur type en paria est surtout un fantasme, car la très grande majorité des agresseurs sexuels sont des proches des victimes, et des personnes tout à fait intégrées à la société. Il y a donc comme un besoin d’éloigner, théoriquement et symboliquement, la personne problématique du groupe dont on fait partie.
Par “imaginaire collectif”, je parle surtout des discours dominants, tenus par des hommes de pouvoir (politique et médiatique notamment), et par toutes les personnes non concernées (8). Les victimes d’agression, ou les personnes un peu empathiques ayant discuté avec des victimes d’agression, voient très bien qui sont vraiment les agresseurs.
À l’heure où je rédige cet article, le procès dit de Mazan occupe une grande place dans mon paysage médiatique. Il met en jeu 51 hommes accusés d’avoir violé une femme, sur plusieurs années. Ces hommes sont tous intégrés à la société, ils ont des familles, des métiers lambda, ils sont banals.
4. …et de la victime idéale
La situation exactement inverse est autant, voire plus fréquente. Dans le traitement médiatique, policier ou judiciaire des viols, quand l’homme accusé est un peu trop banal, les regards se tournent vers la ou les victimes pour chercher des causes du viol. Cela peut être leur tenue, leur métier, leurs paroles, leur attitude avant l’agression, leur consommation de produits psychotropes. Elles sont alors accusées d’avoir causé leur propre agression. Ce sont elles, et non plus l’agresseur, qui sont exclues symboliquement du fonctionnement de la société, par ce comportement vu comme déviant, tandis que l’agression est normalisée dans ces cas-là.
C’est encore plus prégnant quand les victimes sont des personnes transgenres, sans papiers et/ou travailleuses du sexe. Amnesty France appelle “double victimisation” cette seconde violence que ces victimes de viols subissent face à l’institution policière et/ou judiciaire (9). Au passage, c’est la raison pour laquelle peu de victimes portent plainte, ce qui fausse (à la baisse) le nombre de plaintes par rapport au nombre d’agressions vécues.
Dans les commentaires sur le procès de Mazan, il y a un autre phénomène de star system aussi lugubre que dangereux : l’héroïsation de la victime. Dans une newsletter de La Déferlante, Valérie Rey-Robert commente:
Je comprends bien qu’on ait besoin d’incarner les luttes, de s’attacher à des symboles. Mais en tant que féministes, on doit résister à la tentation d’héroïser des victimes. Les monstres n’existent pas, les héros et les héroïnes non plus. Je suis furieuse que, dans l’ensemble de l’opinion comme dans les milieux féministes, on parle sans cesse de sa « dignité » et de sa « force ». Rappelons qu’une victime qui ne pleure pas face aux récits des horreurs qu’elle a vécu peut aussi traverser un état de dissociation – un mécanisme de protection courant en cas de traumatismes majeurs. Utiliser ces termes crée un autre problème : s’il y a des « bonnes » victimes, des victimes « dignes », ça veut dire aussi qu’il y en a qui ne le sont pas.
(10)
5. Le système carcéral
Notre système répressif fonde son maintien de l’ordre sur la menace d’expulsion de la communauté et de la vie publique, par le principe de la prison. Si on merde vraiment, en gros, on peut être incarcéré·e, enfermé·e dans un endroit où on sera seul·e et isolé·e de la société.
Le principe du “1 versus les autres” est réitéré à plusieurs niveaux:
- Une fois détenu·e, en cas de nouvelle faute, on peut être encore plus isolé·e, au sein même d’un lieu de privation de libertés.
- Alors que le travail en prison est vendu comme vecteur de formation et promesse de réinsertion, les travailleur·ses détenu·es n’ont aucun droit de travailleur·ses « lambda » (non détenu·es), touchent un salaire plus bas que la moitié du smic et n’ont aucune perspective de montée en compétence. Iels sont sont donc exclu·es de la population, mais aussi de la population des travailleur·ses.
Attention, je schématise à gros traits. Tout le monde n’est pas égal·e face à la menace d’expulsion et d’emprisonnement, à quelque échelle que ce soit. Et c’est bien là le problème d’ailleurs. Le système carcéral multi-répressif n’a jamais prouvé son efficacité pour faire baisser la criminalité, mais on peut compter sur lui pour reproduire et aggraver les inégalités sociales. En un sens, la prison fait du zèle dans son rôle d’exclusion sociale, économique et culturelle (11).
De plus, les chiffres montrent que les hommes racisés et malades sont plus susceptibles d’être contrôlés et arrêtés par la police, donc plus représentés dans les populations incarcérées que dans la population en général. Les vieux hommes riches blancs, comme Balkany ou Sarkozy, eux, sont bien au chaud chez eux.
Ainsi, comme une prophétie autoréalisatrice, le système carcéral s’autoalimente à l’infini : on contrôle plus, donc on arrête plus, et on enferme plus les hommes non blancs et/ou malades. Le système judiciaire et le coût de la défense, au passage, amplifient les inégalités sociales, les plus riches sortant plus souvent libres d’un procès. La population carcérale confirme, en apparence seulement, le paradigme de l’agresseur malade, étranger ou socialement marginal (12).
6. La médicalisation de la divergence
Sur un modèle très similaire au système carcéral, le système français qui prend en charge les personnes souffrant de trouble psychique, ou de handicap dit “lourd”, isole ces personnes de la société.
Ce n’est pas moi qui le dit : en 2017, l’ONU a accusé la France de nier les droits des personnes handicapées de manière systémique, c’est-à-dire à travers des lois, des institutions et des règles de fonctionnement de structures privées.
Parmi les éléments pointés du doigt, le fait que la France préfère préconiser une amélioration de ces institutions plutôt que leur fermeture définitive. Elle rappelle que ces institutions, en vue des conventions internationales, sont des lieux de privation de liberté, qu’elles isolent et ségrèguent les personnes, les privent de la possibilité de décider par elles-mêmes dans la vie de tous les jours ; les empêchent de choisir les personnes avec qui elles vivent, ou encore, imposent un emploi du temps et des habitudes. (13)
Avec les ESAT, la similitude avec le système carcéral ne s’arrête d’ailleurs pas à la privation de liberté. Ces établissements dits de “services d’aide par le travail” vendent des produits ou des services réalisés par des personnes en situation de handicap. Ces entreprises sont présentées comme adaptant le travail aux personnes (et elles le font en partie, en diminuant les horaires ou la complexité des tâches par exemple), mais c’est le contraire qui se passe. En effet, les travailleur·ses en ESAT n’ont pas le droit au salaire minimum, ni au droit de grève, et leurs perspectives d’évolution sont quasi nulles. Leur exclusion du Code du Travail en fait de parfaites petites mains du capitalisme mais les exclut, encore plus, de la société.
De plus, les client·es des ESAT, qui peuvent être des personnes morales de tous statuts (assos, institutions, entreprises…) sont dispensés de l’obligation d’emploi de travailleur·ses handicapé·es (OETH) inscrite dans la loi depuis 2018. Autrement dit, l’existence même des ESAT et autres entreprises employant quasi exclusivement des personnes handicapées permettent de réduire la mixité en matière de handicap au travail (14).
Une autre prophétie s’auto-réalise. Plus les personnes atypiques disparaissant de l’espace public et des espaces collectifs de travail, plus leur absence est normalisée, plus leur présence semble incongrue et moins elles sont perçues comme aptes à vivre et travailler en société.
7. Le management à la française
Un autre modèle reprend le schéma du “1 versus les autres” : le management en entreprise. Descendant, autoritaire et centralisé, il laisse peu de place à la voix des équipes managées, et isole carrément les chef·fes des autres, à tous les niveaux de la hiérarchie (15). Le secteur culture n’échappe pas à cette tradition (j’en parlais ici).
Un·e lecteur·rice (👋) me faisait remarquer que la mise en compétition opère parfois littéralement en tant que principe de management au sein de la boîte, en comparant les résultats obtenus par les équipes, et dans des cas où l’on confie à plusieurs équipes le même objectif pour les motiver (” “) à l’atteindre en premier.
Cela m’a rappelé certains ateliers de facilitation de groupe, qui misent sur la concurrence de plusieurs équipes lancées sur un même exercice… En tant que facilitatrice, j’avoue avoir beaucoup de mal à utiliser ce genre de script en dehors d’un contexte purement ludique!
Historiquement, la France est aussi un pays “managé” par une seule tête, depuis un seul endroit. Une centralisation politique qui est aussi géographique, économique, ferroviaire, culturelle, artistique… bref, l’effet capitale est très lourd en France. Le pays est même constitutionnellement bâti pour rester aux mains du roi président (la preuve en image: un président peut ignorer superbement le résultat d’élections législatives qu’il a lui-même convoquées, en toute légalité, bref ne me lancez pas sur le dossier).
IV. Un récap
- la mise en concurrence à tous niveaux, qui crée un paquet de laissé·es-pour-compte, isole les personnes, les monte les unes contre les autres
- le star system, qui extirpe une ou quelques personne·s d’un groupe initialement indifférencié
- Le principe du bouc émissaire, qui diabolise une personne au profit de toute une communauté
- La menace d’expulsion comme base de fonctionnement d’un groupe
- La menace d’enfermement carcéral comme méthode de maintien de l’ordre
- Le système de “prise en charge” des personnes handicapées au nom de la santé publique
- La culture du viol qui invente des caractéristiques monstrueuses aux auteurs de violences sexuelles
- La tradition française d’un management vertical, avec une tête plus importante que les autres
- L’autre tradition française, celle d’un gouvernement ultra centralisé, dans les mains d’un seul bonhomme (ou quasi) et dans une seule ville
- Un emballement exponentiel de croyances et de prophéties autoréalisatrices
V. En conclusion, un peu de nuance
A. « Ouè mais on peut pas soutenir / héberger / exposer / embaucher / choisir tout et tout le monde, enfin! »
J’entends beaucoup “Ya pas de place pour tout le monde” quand je parle de ce sujet avec des acteur·rices de l’art. Ça crispe d’ailleurs assez vite la conversation.
Je vois deux raisons à cette réaction.
D’abord, au nom de toutes les fois où j’ai été choisie aux dépens d’autres personnes, j’ai envie de m’attacher à ce principe de sélection. Pour être honnête, ça m’est très inconfortable, d’imaginer ce qu’aurait été ma vie si je n’avais jamais eu l’occasion de montrer que j’étais la plus forte.
Mais les personnes qui n’ont jamais été sélectionnés dans le grand jeu de la vie, à ton avis, qu’est-ce qu’elles en pensent, de ces règles du jeu ultra-compétitives ?
C’est normal, c’est humain, c’est même instinctif, de s’attacher à ses privilèges tant qu’on en profite (La Palisse n’aurait pas dit mieux).
Ce qui serait non seulement humain mais en plus, malin, serait de ne pas s’arrêter à ce malaise.
La seconde explication à cette crispation est plus sournoise et, je pense, moins démontrable (on dirait que je m’apprête à te sortir une théorie digne des complotistes les plus convaincus, mais reste avec moi).
Certes, les ressources sont limitées, on ne peut donc QUE passer par des processus de sélection des personnes, sélection des idées, sélection des choses à faire, à acheter, etc. Jusque là, d’accord, il y a des lois physiques et mathématiques.
Mais ce système de sélection-exclusion, on a vu qu’il structure énormément de domaines dans la vie quotidienne, au-delà des situations exactes de sélection. Ça en fait un mode de pensée dont il est très difficile, désagréable, inconfortable voire douloureux de se défaire. Et cela rend douloureuse la seule pensée qu’on peut faire autrement.
Ça t’est sûrement déjà arrivé : l’impossibilité de concevoir, même théoriquement, un changement majeur dans ta vie, alors que quand ce changement arrive, non seulement tu y survis, mais en plus tu finis par t’y adapter. Voire, tu regrettes de ne pas être sorti·e du déni et de ne pas avoir fait face au problème plus tôt…
(je ne parle pas de trauma hein, juste de changement)
L’aversion au changement n’est pas une fatalité ! On est sorti du déni et on a la capacité de choisir une autre voie que le statu quo.
Paradoxalement, car on aime les paradoxes, ce réflexe de pensée bloquante n’est pas incompatible avec un autre réflexe que j’ai rencontré — et pensé moi-même, premier degré, en faisant mes recherches 👇
B. « Nan c’est pas vrai, ya pas toujours le schéma du “1 vs toustes” »
Maintenant que j’ai bien insisté sur ce principe de sélection-exclusion dans tous les sens, je le reconnais : il y a des cas où la compétition n’est pas tant là.
Il y a même des cas où, alors qu’on attendrait une mise en concurrence des plus féroces, un système de coopération sans rivalité est en place.
Heureusement que les situations non compétitives existent ! Ce sont même elles qui, il y a un an ou deux, ont soulevé chez moi cette question : comment ça se passerait, si les initiatives non concurrentielles se répandaient ? Est-ce qu’on pourrait sortir de l’hyper-compétition dans tous les domaines de la vie ?
Dans le prochain épisode, on verra donc à quoi peut ressembler l’absence de mise en concurrence — ou sa diminution — dans des situations traditionnellement structurées par la compétition. Cela nous mènera, dans le troisième et dernier épisode de cette série, à parler de lieux et de structures qui sortent du schéma plus général du “1 contre les autres”.
En attendant, tu peux suivre la progression de ce triple article sur instagram et me dire ce que tu en penses 🍃
Références citées
1. Tiphanie Blanc & Ramaya Tegegne (Wages For Wages Against), How are artists chosen?, 2024, consultable en ligne ici.
2. Antoine Oury, “1 % des artistes auteurs touche 1/5 de l’ensemble des revenus artistiques”, Actualitté, publié le 27/12/2021, consulté le 24/08/2024 sur ce lien.
3. L’essentiel sur la pauvreté, INSEE, publié le 29/02/2024, et consulté ici le 24/08/2024.
Voir aussi la Liste de milliardaires français d’après Challenges sur Wikipedia, consultée le 23/08/2024.
4. Son post complet est à lire ici.
5. René Girard, La Violence et le Sacré, Grasset, 1972.
Voir aussi Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez, Julliard, 2009.
6. Le post original de Loubna Tigroussine est là.
7. Contrapoints et La Carologie sont deux youtubeuses qui font de la vulgarisation de concepts socio, philo, psycho… passionnantes!
8. Valérie Rey-Robert, Une Culture du viol à la française, Libertalia, 2019-2020. Voir aussi Rose Lamy, En bons pères de famille, JCLattès, 2023.
9. “Rentrez chez vous, ça va passer” Porter plainte pour violences sexuelles en France : l’épreuve des femmes migrantes, transgenres et travailleuses du sexe – Amnesty International France, sorti le 17/09/2024 et consultable ici.
10. Valérie Rey-Robert, newsletter de La Déferlante du 20/09/2024, à lire ici.
11. Angela Davis, La prison est-elle obsolète ?, Au Diable Vauvert, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Peronny, 2021 (1ère éd. New York, Seven Stories Press, 2003), accessible ici.
Voir aussi Quelles activités sont proposées aux personnes détenues?, Observatoire International des Prisons section française, 16/07/2022 à lire ici.
12. Qui sont les personnes incarcérées ?, Observatoire International des Prisons section française, 8/02/2021, consultable ici.
13. “Des institutions enfermantes” : épisode 2/4 du podcast Handicap : la hiérarchie des vies, La Série Documentaire, France Culture, avril 2022, écoutable ici.
14. “Quand la politique empêche”, épisode 1/4 du podcast Handicap : la hiérarchie des vies, La Série Documentaire, France Culture, avril 2022, à écouter ici.
Voir aussi L’obligation d’emploi des travailleurs handicapés (OETH), mis à jour le 3/11/2022, sur le site du ministère du Travail et de l’Emploi ici.
15. Audrey Fisné-Koch, “Enquête sur les travers du management à la française”, Alternatives économiques n°443, février 2024.